«Exposé des motifs»
Ce ton juridique – quoique parsemé de remarques ironiques – se poursuit durant tout le premier chapitre, justement intitulé «Exposé des motifs». Un ton d’abord déroutant, puis auquel on prend goût, au fil des rocambolesques aventures de Bruno, de ses parents et de ses petites copines, tous ligués sournoisement mais en ordre dispersé contre l’autorité. A vrai dire, on ne trouvera dans ce chapitre nuls motifs au sens juridique du terme. Mais on y lira, plus littérairement, un déploiement des thèmes principaux, des mélodies douces-amères, des motifs récurrents qu’Yves Pagès va s’employer à tisser, non sans se camoufler sous divers pastiches et postiches, autour de la vie de Bruno Lescot.
A l’«Exposé des motifs» succèdent donc les «Coupures de presse». Bruno, découvre-t-on, dans un pseudo-article de Paris Match – poids des mots, choc des photos –, a grandi, mais il n’a rien perdu de sa verve provocatrice, séductrice et libertaire. «Gavroche de l’autonomie», «nouveau barbare», il s’en prend à la maréchaussée lors de manifestations estudiantines, se distingue par un acte de bravoure et s’épanche auprès d’un journaliste. Il se laisse même tirer le portrait, ce qui lui vaut rapidement une interpellation.
Rapport médical
L’autorité qui tient le crachoir depuis le début du roman se fait alors plus douce. Voilà qu’Yves Pagès nous présente le rapport d’un psychologue, chargé d’auditionner le prévenu. Bruno Lescot livre quelques bribes de son intimité, non sans résistance: «Marre de vos questions foireuses. Après mémé Renée, maintenant c’est beau-papa. Je vois pas le rapport avec… euh, votre rapport!» Ce qui n’empêche pas l’autorité médicale, le «flichiatre», de noter savamment: «Faire la part chez lui de ce qui dénote d’une attirance compulsive pour l’illégalité et de ce qui relève d’une morbidité fantasmatique désirant s’auréoler d’une feinte culpabilité en gloire.» Néanmoins, des liens se tissent à l’occasion de cette «Etude de cas», qui est le nom de ce chapitre-là.
Nouvel «Exposé des motifs» où les tendances punks potaches du «sujet» s’expriment de plus en plus nettement. «Molotov et Confetti» au menu. Mais c’est dans une nouvelle série de «Coupures de presse» que notre héros trouvera sa vraie mesure et son acmé: une affaire de masques, de pistolets à eau chargés de peinture rouge, de faux otages et de vrais billets de banque, tourne au drame lorsqu’un hold-up prévu comme un happening de pacotille se soldera par la mort d’un flic. Fini de rire, sinon en sourdine. Début de cavale. Rupture avec la «chair de sa chère». Fin d’une folle jeunesse.
Contre-enquête
Le roman continue néanmoins de dessiner au pochoir la vie de Bruno Lescot. «Audition des témoins», nouvelles «Coupures de presse», et revoici un «Exposé des motifs». Encore heureux, qu’Encore heureux s’achève sur une «Contre-enquête», même si celle-ci ne se clôt pas à l’entière satisfaction du suspect.
Exercice de style que ce roman? Oui et non. Car si Yves Pagès avance masqué derrière les rapports divers et variés, policiers, journalistiques ou médicaux, ses masques sont aussi visibles que les postiches en plastique qu’arboraient les auteurs du hold-up potache et sanglant, déguisés en Mitterrand.
Exercice de style
Plutôt qu’un exercice de style, on perçoit, dans cette mise à distance de la vie de Bruno Lescot, une pudeur, le désir de préserver le mystère, de ne pas épuiser tout à fait le souffle de révolte qui habite le héros aux airs de «Larsen Rupin» (sic). L’écrivain, comme le lecteur, tourne autour du sujet, s’en approche sans jamais s’en saisir tout à fait. Est-il heureux Bruno dans la vie qu’il s’est inventée? Une vie pas facile, sans cesse attirée par l’abîme, mais drôle et insolente. C’est la question qui compte. Et nous, lecteurs, plus policés, sommes-nous heureux? Heureux de lire la vie de Bruno en creux, certainement. Encore heureux, mais nostalgiques aussi, comme lui peut-être, d’une liberté dont Yves Pagès nous laisse penser qu’elle s’est perdue en chemin. Et que la gagner se paye cher: la preuve par Bruno Lescot.
Yves Pagès, «Encore heureux», L’Olivier, 320 p.