Peut-être Homère n’a-t-il jamais existé. Peut-être n’est-il que le nom générique d’une lignée de rhapsodes ayant fixé une tradition orale. La tradition veut qu’il ait été aveugle, un handicap rituellement associé à la poésie dans la Grèce antique. Peut-être s’est-il mis en abyme dans L’Odyssée sous les traits de Démocos, le «brave aède à qui la Muse aimante avait donné sa part et de biens et de maux, car, privé de la vue, il avait reçu d’elle le chant mélodieux». Personnage historique ou non, Homère a fondé la littérature occidentale avec L’Iliade et L’Odyssée, les deux volumes du Cycle de Troie.
Troie a-t-elle seulement existé? Depuis les fouilles archéologiques de Heinrich Schliemann, l’historicité partielle de la cité est admise. Mais la guerre de Troie a-t-elle eu lieu? «Peut-être ne fut-elle dans l’histoire qu’un événement mineur: la prise par une petite bande de Grecs d’une bourgade d’Asie Mineure», selon l’historienne Claude Mossé. Une échauffourée antique dont L’Iliade amplifie l’écho au siècle des siècles, établissant la puissance incomparable du verbe poétique. «Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore», écrit Victor Hugo.
Dans les Essais, Montaigne, célébrant Homère, s’interroge: «Quelle gloire peut se comparer à la sienne? Il n’est rien qui vive en la bouche des hommes, comme son nom et ses ouvrages. […] Nos enfants s’appellent encore des noms qu’il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît Hector et Achille?»
Une guerre sanglante
Leurré par Vénus, Pâris ravit Hélène, la femme de Ménélas, roi de Sparte. Le jeune prince emmène sa maîtresse à Troie, que gouverne son père, le roi Priam. Pour récupérer son épouse, Ménélas convainc son frère Agamemnon, roi de Mycènes, de mener contre Troie une expédition punitive. Elle rassemble Ulysse l’avisé, Achille aux pieds agiles et son cher Patrocle, Nestor le vieux meneur de chars, Diomède au puissant cri de guerre, Ajax le grand et une myriade d’autres braves aux guêtres splendides que recensent des catalogues grisants comme un cratère de vin aux sombres feux: Ascalaphos, Schédios, Erechthée, Tlépolème, Thoas, Phidippos… Hector, fils de Priam, commande l’armée troyenne.
«Heurtant leurs écus, leurs lances, leurs fureurs d’hommes bardés de bronze», les héros s’affrontent en mêlées sanglantes à coups de glaives, de javelots, de haches, voire de pierres car, à la tangente de l’histoire et de la mythologie, le néolithique est encore proche… L’airain file à travers les dents, le sang ruisselle à terre, les entrailles se répandent au sol et «l’ombre affreuse» les prend, ces frères humains qui avant nous vivaient… Personnifications des pulsions d’amour et de mort, les dieux cruels participent étroitement au conflit, interviennent dans les batailles pour guider un trait ou soustraire un favori à son sort.
La rhétorique flamboyante d’Homère, ses périphrases qui reviennent, lancinantes, l’«Assembleur de nuées» pour Zeus, l’«Ebranleur de terre» pour Poseidon, la «Tunique de pierre» ou le «Pré de l’Asphodèle» pour la mort, conservent aujourd’hui encore leur pouvoir d’envoûtement.
Le dilemme d’Achille
La Guerre de Troie a duré dix ans. Les quinze mille trois cent trente-sept hexamètres dactyliques de L’Iliade chantent les événements survenus pendant deux mois de la neuvième année, la fameuse colère d’Achille et ses conséquences. Agamemnon s’est approprié une partie du butin de son vassal, dont la captive Briséis. Offensé, le plus redoutable des guerriers achéens se retire, laissant ses frères d’armes perdre du terrain. Quand Hector tue Patrocle, Achille, fou de douleur, massacre les Troyens, dirige même sa colère contre le fleuve Scamandre, avant de vaincre Hector en combat singulier. Il refuse de restituer le corps à la famille («Entre homme et lions, nulle entente loyale», feule-t-il), mais le traîne derrière son char devant les murailles de Troie.
Une nuit le vieux Priam se glisse dans le campement grec et la tente d’Achille. Le vieillard baise les mains du héros, ces «effroyables mains, tueuses de guerriers, sous lesquelles ont succombé tant de ses fils», et le supplie de lui rendre Hector. Il réussit à toucher la part d’humanité du héros.
Incarnation suprême d’une morale de l’honneur, Achille doit trancher le dilemme posé par une prophétie de sa mère, Thétis aux pieds d’argent: «Si je reste à combattre autour de Troie, ici, c’en est fait du retour, mais je gagne en échange une gloire immortelle; si je rentre au contraire en ma chère patrie, c’en est fait de la gloire, mais j’aurais longue vie, et la mort me saurait m’atteindre de longtemps». Il sera tué par une flèche décochée par Pâris et entrera à jamais dans l’imaginaire collectif. Dans Troy, de Wolfgang Petersen, Brad Pitt confère une prodigieuse intensité à ce grand bipolaire.
Dix ans sur la mer
L’autre superstar du cycle troyen, c’est Ulysse. L’Odyssée narre son retour de guerre, dix années d’errance autour de la Méditerranée. Poursuivi par la colère de Poseidon, le héros va de naufrages en mauvaises rencontres. Il affronte Polyphème le cyclope et les Lestrygons cannibales, échappe de justesse à deux monstres marins, Charybde et Scylla. Il ne succombe pas aux chants mortels des Sirènes, mais passe un an auprès de la magicienne Circé et sept ans sur l’île de la nymphe Calypso. De retour à Ithaque, il doit encore éliminer les parasites courtisant Pénélope, sa fidèle épouse…
L’Odyssée est un récit d’aventures recensant les créatures imaginaires dont les marins peuplaient les terrae incognitae. C’est aussi un récit initiatique. Parti de Troie avec trente navires, Ulysse finit le voyage seul et nu. Omniprésents dans L’Iliade, les dieux se font plus discrets. Conscient de sa vive intelligence, l’intrépide marin s’émancipe de leur tutelle. Il revendique la condition humaine, refusant même l’immortalité que lui offre Calypso. Au fil des époques, le statut d’Ulysse évolue. Ses ruses (il a conçu le cheval de Troie) peuvent sembler indignes des codes de l’honneur; mais son intelligence l’élève clairement au-dessus de la férocité de l’animal. Dans le film de Camerini, Kirk Douglas lui prête un dynamisme pragmatique typiquement américain.
Pour retrouver sa route, Ulysse invoque le devin Tirésias, mort depuis longtemps. Attirés par le sang d’un agneau sacrifié, les «fantômes insensibles des humains épuisés» émergent de l’Hadès. Tous les héros tombés devant Troie défilent. Survient l’ombre d’Achille, qui sanglote: «J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier […] que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint». La gloire d’Achille, mort à Troie, nous éblouit encore; réduit à une ombre, l’invincible guerrier nous rappelle à notre condition et nous désespère.
Iliade, Odyssée, Homère, Traduction: Robert Flacelière et Victor Bérard, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (1955), p. 1142
Repères
- Entre – 1344 et – 1150 av. J.-C. Guerre de Troie
- IXe siècle avec J.-C. siècle d’Homère
- - 776 premiers Jeux olympiques
- - 323 mort d’Alexandre le Grand
- 21 avril 735 fondation mythique de Rome
- Entre – 29 et – 19 L’Enéide, de Virgile
- 1870 Heinrich Schliemann identifie le site historique de Troie
- 1922 Ulysses, de James Joyce
- 1935 Première de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean Giraudoux
- 1954 Ulysse, de Mario Camerini, avec Kirk Douglas dans le rôle-titre
- 1956 Helen of Troy, de Robert Wise
- 2003 Ilium, de Dan Simmons
- 2004 Troy, de Wolfgang Petersen, avec Brad Pitt en Achille