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Ian Manook: «Je suis un nomade culturel»

L’auteur de «Yeruldelgger» mais aussi, plus récemment, de «Crow» et de «Askja» a partagé, le temps d’une étape à la Fondation Jan Michalski à Montricher, ses secrets de voyageur écrivain, ses récits et son humour

Patrick Manoukian, alias Ian Manook, a entrepris un voyage improvisé à l’âge de 16 ans, qui l’a mené de l’Ecosse au Brésil, en passant par l’Amérique du nord. «Une expérience qui a tout changé», confie-t-il.    — © Leonardo Cendamo/Getty Images
Patrick Manoukian, alias Ian Manook, a entrepris un voyage improvisé à l’âge de 16 ans, qui l’a mené de l’Ecosse au Brésil, en passant par l’Amérique du nord. «Une expérience qui a tout changé», confie-t-il.    — © Leonardo Cendamo/Getty Images

Le nom de Ian Manook fait songer à l’ailleurs. Il invite au voyage. Certains lecteurs, dont je suis, ont pu croire, se saisissant du premier des romans publiés sous ce nom et dont le titre, Yeruldelgger, vient de Mongolie, qu’il s’agissait là d’un auteur du cru, décidé à faire de son pays de steppes et de cavaliers un nouvel eldorado du polar.

Il n’en est rien. Ian Manook est l’un des nombreux pseudonymes de Patrick Manoukian, auteur aussi prolifique que tardif. Né en 1949 à Meudon, il n’a commencé à publier ses propres textes qu’en 2011. Huit ans plus tard, il a plus d’une dizaine de livres à son actif. Les plus célèbres, ceux qui lui ont valu le succès, Yeruldelgger, Les Temps nomades et La Mort sauvage, forment une trilogie de polars mongols. A quoi s’ajoutent Heimaey et Askja qui vient de paraître, premiers chapitres d’une future trilogie islandaise, toujours habillée de noir. Il y a encore Mato Grosso, un roman où entre en scène, dans un Brésil étouffant et délétère, un autre avatar de Ian Manook, Jacques Haret.

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Tous ces livres ont été publiés par Albin Michel. Et puis, sous le nom de Roy Braverman, chez Hugo & Cie, deux thrillers américains sont parus, Hunter et Crow. Le troisième et dernier tome de ce trio américain est annoncé pour mars.

Patrick Manoukian est encore l’auteur d’un essai, Le Temps du voyage, petite causerie sur la nonchalance et les vertus de l’étape (Transboréal), où il vante les qualités du voyageur qui sait prendre son temps. Le temps de savourer la route, le temps de s’asseoir tranquillement aux côtés de ceux qu’il rencontre pour partager un moment, une expérience, un récit. C’est l’exercice auquel s’est livré Patrick Manoukian alias Ian Manook, auteur nomade, généreux et volubile, qui s’est arrêté à la Fondation Jan Michalski à Montricher, le dernier jour de novembre, le temps d’un Atelier du polar.

Ian Manook, vous avez beaucoup voyagé avant d’entamer un nouveau périple, littéraire cette fois. Comment votre aventure d’auteur a-t-elle commencé?

Je pense avoir écrit mes premières 100 pages à 15 ans, et depuis, j’ai écrit tous les jours. Mais jusqu’en 2011, je n’avais jamais rien terminé. Je ramenais chez moi trois pages d’une histoire d’amour, le lundi, l’ébauche d’un texte de science-fiction, le mercredi, et le samedi, un bout de roman policier. Chaque soir, je proposais à ma plus jeune fille, Zoé, de lire ces textes.

A 19 ans, Zoé a décidé de s’installer à Buenos Aires. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui envoie mes textes. Elle s’est fâchée, et m’a dit son ras-le-bol de ne connaître la fin d’aucune histoire, le destin d’aucun personnage. Elle m’a menacé de plus rien lire tant que je n’aurais pas terminé quelque chose! «D’accord, lui ai-je dit. Je vais écrire deux livres par an, sous un pseudo différent et dans un style différent.» Si j’ai aujourd’hui cinq pseudos et tous ces livres au compteur, c’est entièrement la faute de ma fille.

Vous êtes né à Meudon, quel est votre ailleurs dans l’enfance? J’ai grandi dans une famille arménienne. Je suis persuadé que je dois mon nomadisme, même si je suis au fond un sédentaire qui voyage, au fait d’appartenir à une diaspora. J’écris en ce moment une saga sur l’Arménie. Or, je suis le seul de ma famille à ne pas être allé en Arménie, parce que cela ne m’intéresse pas pour l’instant. Ce que j’aime, c’est appartenir à une diaspora. C’est autre chose que d’appartenir à un pays.

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Une diaspora est un pays virtuel qui n’est tenu que par la culture, la grande comme la petite, la cuisine, la musique, la peinture, la littérature. Appartenir à un pays virtuel, c’est fantastique. Pour moi, la diaspora, c’est un nomadisme culturel. Nous sommes des nomades culturels. Nous nous déplaçons de région du monde en région du monde, et ce qui nous lie c’est une culture commune, cette idée d’un voyage qui n’est jamais vraiment terminé.

Vos polars, vos thrillers, votre roman se passent en terres étrangères. Votre essai a pour thème le voyage. Etes-vous un écrivain voyageur? Je suis plutôt un voyageur écrivain. J’ai voyagé, beaucoup. Aujourd’hui, je prends le temps d’écrire sur ces voyages. Pour l’instant, j’ai cette chance d’avoir pas mal de pays en réserve, où j’ai aimé aller et qui vont me servir dans des bouquins que je prépare sur la Patagonie ou l’Ecosse. Des pays qui, comme la Mongolie ou l’Islande, possèdent une nature assez minérale… Je me sers des voyages que j’ai faits pour situer une histoire.

Vous êtes parti très jeune?

Dès que mon père, ouvrier chez Renault, a eu une voiture, nous sommes partis en famille. Puis vers 15-16 ans, je suis allé en Espagne et au Portugal. Mais le grand voyage initiatique, c’est en 1973. J’emmène mon jeune frère en Ecosse pour quinze jours. Là, on apprend que le volcan Eldfell est entré en éruption en Islande. On y va. Nous créons une brigade de volontaires pour travailler sur l’île d’Heimaey. Puis je largue mon frère, parce que j’ai trouvé une place sur un bateau qui fait Islande-Groenland-Terre-Neuve-Canada. Je reste au Canada, puis aux Etats-Unis et je descends en Floride. Je travaille sur un bateau, je fais plusieurs allers et retours entre Miami et Belize. Enfin, je vais jusqu’au Brésil, où je vais rester treize mois.

Ce voyage aura duré vingt-sept mois, alors que j’étais parti pour quinze jours. Cette expérience a tout changé: mon comportement, ma vision du monde, des hommes, des femmes, du rapport entre les peuples, de la culture. On devrait offrir à chaque étudiant, après le bac, une année sabbatique pour voyager, pour comprendre que le monde, c’est autre chose que ce qu’on appréhende.

Comment avez-vous rencontré le commissaire mongol Yeruldelgger?

Quand je cherche Yeruldelgger, je tire de mes vieux manuscrits inachevés un personnage que j’avais aimé, un flic new-yorkais nommé Donnelly. Il a la même consistance que Yeruldelgger. Il est minéral, granitique, solide. J’ai mon héros. Puis je me demande quel environnement lui correspond parmi les pays que j’aime. La Patagonie? L’Alaska? L’Islande? la Mongolie? Ce sera la Mongolie, les autres sont déjà pris.

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Quand j’écris les premières pages, où Yeruldelgger se trouve dans la steppe à regarder cette petite pédale de vélo qui sort du sol, ce qui laisse supposer qu’il y a en dessous un enfant mort, quand apparaît cette famille de nomades, à la façon dont je commence à décrire ce que je sais de la culture et du comportement nomades marqués par le chamanisme, je devine que c’est un bon choix. Le chamanisme, notamment, va permettre à Yeruldelgger des comportements qu’on ne lui pardonnerait pas s’il était un flic new-yorkais.

Il y a le chamanisme, la sagesse nomade, mais aussi, dans cette trilogie mongole, comme dans vos romans américains, une violence qui, parfois, se déchaîne. Qu’est-ce que ça signifie pour vous?

Ce n’est pas un exutoire, ça fait partie des techniques d’écriture du polar. Il faut qu’une scène de ce genre serve le rapport que je veux créer avec le lecteur. Un tel passage n’est là ni pour la violence en elle-même, ni pour le plaisir que j’ai à l’écrire. Je m’en sers pour déclencher quelque chose à la lecture.

Je n’écrirai jamais sur un serial killer. On sait qu’une suite de crimes va avoir lieu et qu’ils vont être de pire en pire parce que c’est la seule façon technique de construire un tel récit. Eh bien, ça ne m’intéresse absolument pas.

Il y a de la sagesse, du crime, mais aussi de la gastronomie et de l’humour dans vos histoires…

On est dans le thriller. C’est-à-dire dans une succession de chapitres (au moins 80 dans mes livres) et la convention est claire entre le lecteur et l’auteur: vous savez que je cherche à vous embrouiller et vous tentez d’y échapper. Comme je sais que vous savez, je vais redoubler d’efforts pour vous embrouiller. C’est un jeu.

S’il n’y a que la technique ou la violence pour brouiller les pistes, ça ne marchera pas. L’humour, lui, va vous décaler, et même vous déstabiliser encore un peu plus…

Comme dans votre dernier livre islandais «Askja», où non seulement le lecteur mais aussi votre enquêteur, Kornelius Jacobsson, sont l’objet de toute une mystification?

Je suis presque sûr que chacun de mes derniers livres avance dans l’écriture par rapport aux autres et que j’arrive au bon mélange, peu à peu…

Les règles d’or de Patrick Manoukian

Ma façon d’écrire: «J’écris sans aucun plan, sans la moindre trame et sans documentation préalable. Je me base sur mes souvenirs. J’écris sans jamais revenir en arrière et je ne retravaille pas mon texte tant que mon histoire n’est pas terminée. Au fur et à mesure de l’écriture, je mets des mots en rouge. Ils peuvent vouloir dire trois choses: soit que je ne suis pas content du style, du vocabulaire que j’ai utilisé et il faudra que je revienne dessus; soit que je ne suis pas sûr de mon souvenir – nom, date ou chiffre – et qu’il faut que j’aille vérifier en me documentant a posteriori; soit, enfin, qu’il faut que je remonte 100 pages en amont, pour mettre un petit jalon qui prépare la digression en cours. Un dernier point: comme je n’ai pas de plan, et que, par principe, mon premier jet me plaît, je garde tout. Plutôt que de jeter, je préfère tordre mon histoire pour y faire rentrer mes digressions.»

Tous les jours: «Une page, une ligne, dix pages, peu importe mais j’essaye d’écrire tous les jours. L’écriture, c’est comme la musique. Il y a une sorte de mécanique de la main, du corps. Il faut rester dans ce que l’écriture a de physique. Je n’écris pas au calme mais toujours en mouvement, au café, dans les transports, je m’arrête donc brusquement. Si je ne me remets pas à écrire, comme peut-être ce soir, quatre ou cinq lignes, je vais quitter l’atmosphère que j’ai travaillée pendant deux ou trois heures dans le train qui m’amenait ici. Sans cette contrainte journalière d’écriture, je risque d’avoir beaucoup de mal à rentrer dans mon histoire.»

En forme de tour Eiffel «Je construis mes livres comme une tour Eiffel en deux dimensions. J’ai deux scènes opposées – Yeruldelgger dans la steppe avec une enfant morte/Oyun à Oulan-Bator et les cadavres mutilés de trois Chinois – qui sont comme le départ des pieds. Puis, j’écris des chapitres courts, j’y exploite vite une idée simple qui cherche à faire se rejoindre la première et la seconde scène. Et ça se rejoint, en général entre les pages 100 et 150. Et là où ces deux histoires se retrouvent, je lance un deuxième étage de la tour Eiffel. En général, je m’arrange pour avoir une troisième histoire, afin que ce soit bien compliqué: c’est le cœur de la tour. Je tricote tout ça vers le haut, et j’arrive souvent à ce qui ressemble à une fin de western: duel, course-poursuite, affrontement individuel.»

RomanIan ManookAskjaAlbin Michel, 432 p.

© Ian Manook
© Ian Manook

RomanRoy BravermanCrowHugo & Cie, 338 p.