Quand est-ce que l’historien Ivan Jablonka a compris qu’il charrierait les âmes? Que ce serait son métier, sa dignité, sa raison d’être? Dans le Combi VW de ses vacances d’enfant, qu’il célèbre ces jours dans En camping-car, livre merveilleux, c’est-à-dire leste et grave sous le soleil? Peut-être. Mais ne serait-ce pas plutôt à l’âge de 8 ans, ce jour où il déclare son amour à ses grands-parents maternels juifs, qui ont échappé à la folie nazie?

La promesse du petit Ivan

On imagine la scène. En ce mois de juin 1981, une partie de la France chante la vie en rose. François Mitterrand promet des lendemains qui swinguent. Et le petit Ivan, choyé par un père physicien et une mère professeure de grec et de latin, a des élans. Une gravité dans le regard, déjà, aussi. Alors, il écrit à ses grands-parents: «Vous pourrez être sûrs, quand vous serez morts, je penserai tristement à vous toute ma vie. Même quand ma vie à mon tour sera finie, mes enfants vous auront connus. […] Pour moi, vous serez mes dieux, mes dieux adorés qui veilleront sur moi, que sur moi.» Pour saisir la force de ces mots, il faut savoir que ses autres grands-parents, paternels, les Jablonka, ont été assassinés à Auschwitz.

Le flambeau des oubliés

Cette épître figure au premier chapitre d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (collection Points Seuil), enquête sur les traces de Matès et d’Idesa Jablonka, militants juifs communistes polonais. Ce jour d’été 1981, l’enfant s’adresse aussi à ces aïeux disparus, comme à son insu. La profession d’historien n’a pas d’existence à ses yeux. Mais il pressent que sa vie est liée aux absents, qu’il tiendra pour eux le flambeau de la mémoire.

Lire aussi: Ivan Jablonka: «Avant d’être historien, je suis enquêteur»

A l’épreuve du fait divers

Ivan Jablonka commerce avec les fantômes. Aujourd’hui professeur d’université à la Sorbonne, il est fidèle à l’esprit de la lettre adressée à ses grands-parents: il rend justice aux disparus, il met ses outils au service des orphelins sans toit ni dieu (Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (XIXe-XXIe)). En 2016, il offrait ainsi une stèle à Laëtitia Perrais, jeune fille sauvagement assassinée en 2011. Le livre était titré Laëtitia ou la fin des hommes, il posait comme un linceul délicat sur le destin d’une adolescente bafouée de tous côtés, par des parents eux-mêmes vulnérables, par un père adoptif pervers et, au fond du goulot, alors que la lumière pointait, par un voyou meurtrier.

Un paradis sur roues

Alors, est-ce le besoin de respirer l’azur? De mordre dans les poivrons de ses vacances grecques? De se sentir de nouveau bercé sur la couchette du camping-car, conduit par Marcel, son père? De traverser la Californie, comme la première fois, en 1979? En camping-car est né d’un désir de lumière. Au bout du fil, l’auteur explique les choses ainsi: «J’ai trois filles, j’ai 44 ans, je suis à mi-chemin de la vie et j’ai voulu me pencher sur ce que mes parents m’ont offert, pour transmettre à mes enfants l’esprit d’une génération.»

L’obligation du bonheur

«Soyez heureux», tonnait Marcel, soudain hors de lui à l’idée que ses enfants ne réalisent pas leur privilège, ce cadeau qu’il se faisait, qu’il leur faisait. En camping-car est l’histoire de vacances à la Jack London sur lesquelles plane le spectre d’une douleur sans nom. A cet égard, Ivan Jablonka écrit aussi sa «Lettre au père». A travers la succession des étés, c’est Marcel qu’il ressaisit. Son enthousiasme, ses chagrins enfouis, sa gaîté obstinée. Cette angoisse aussi que ses enfants passent à côté de son don, ce caravansérail miniature qui est sa consolation.

Lire aussi:  Ivan Jablonka décroche le Médicis avec «Laëtitia ou la fin des hommes»

Le Combi VW, planche de salut

Car le petit Ivan n’a pas le droit de bouder les largesses paternelles. Orphelin après la guerre, Marcel a grandi à la campagne dans un foyer juif communiste, une république des enfants, comme le confie l’auteur. Le monospace est son arche communautaire, sa planche de salut ressuscitée.

Le goût du large, un courant de fond

Mais parler de soi, quand on est historien et qu’on prétend faire l’histoire de son enfance, c’est fouiller la scène de l’époque, inventorier ses fétiches, mettre au jour ses courants, bref s’historiciser. Le choix de vacances baladeuses s’inscrit dans une vision du monde, née à la fin du XIXe siècle, avec Henry David Thoreau, l’écrivain marcheur, poursuivie dans les années 1950 par les écrivains beatniks, ravivée par les apôtres du Flower Power. Traverser l’Europe, en quête de spots – c’est-à-dire de haltes paradisiaques, entre plage sauvage et site archéologique préservé – est une manière de distinction.

Le mépris des bourgeois

Au Lycée Buffon à Paris, les camarades d’Ivan, élevés dans une ouate bourgeoise, se moquent de cette robinsonnade estivale. Mais Marcel ne changerait son «bus» contre aucune gentilhommerie normande. «Enfants de la guerre, mes parents nous faisaient monter sur la charrette de l’exil, dans la grande caravane de l’histoire. […] Notre Terre promise, c’est la carriole qui nous y mènera. Fidèles au camping-car qui était lui-même une fidélité au judaïsme, mes parents n’ont jamais eu de résidence secondaire. Ni en France, ni dans les pays que nous traversions, nous n’étions des gens d’ici.»

Je est un Nous

A l’ère de l’autofiction, de l’épanchement généralisé, Ivan Jablonka rappelle que Je est un Nous. Et que le cas particulier des Jablonka poursuivant le bonheur dans leur carrosse VW est une variation sur une aspiration très partagée. Une façon intellectuelle, aventurière, politique aussi de pénétrer le monde.

Les lucioles du savoir

Les grandes vacances n’échappent pas à l’histoire, ne serait-ce que parce que le Combi VW, symbole de la prospérité de la République fédérale allemande, est l’antithèse du wagon de la mort nazi qui a défiguré l’Europe. Le camping-car est éducatif, c’est sa vertu maligne. Il forme ses jeunes occupants. Il rend désirable l’inconnu, invite à fabriquer à l’improviste une nouvelle panoplie de connaissances. Un après-midi, c’est une murène coincée sous un rocher qui agite les esprits. Une nuit, c’est un champ de lucioles qui éblouit. Une autre fois, c’est le théâtre d’Ephèse qui suscite un concours de vocalises. Juste pour le plaisir de l’écho.

L’invention d’une liberté

Au cœur d’En camping-car, de ces semaines idylliques, la douleur guette pourtant. Marcel a des colères aussi soudaines que brèves. La peur toujours que les enfants ne soient pas heureux. Le petit Ivan pourrait se liquéfier devant cette sommation. Il construit au contraire les conditions de sa liberté: il regarde le ciel, perché dans sa couchette; il tient son journal; il invente de fabuleuses joutes avec ses camarades. Il joue en somme le jeu de Marcel et il lui échappe. Plus tard, il répondra certes aux exigences de ses parents, admis dans les prestigieuses classes de khâgne avant l’Ecole normale supérieure. Mais il gardera cette mobilité de passe-murailles, écrivain des sciences sociales comme il se définit et historien.

Le coup de griffe de Frédéric Beigbeder

Hérésie? Pour certains critiques, oui. Dans l’émission Le Masque et la Plume, Frédéric Beigbeder a reproché récemment à cet agent double de ne pas choisir, de rester au seuil de la littérature. Ivan Jablonka, lui, revendique cet alliage, cette inscription flottante, littéraire par sa mère comme il dit, historien par la voie du père.

Archéologue de nos amnésies

La force entraînante d’En camping-car tient à cette autre dialectique, une façon de baliser les déterminismes et de suggérer que dans ces rets-là, une liberté s’est forgée. Ivan Jablonka est intellectuellement nomade: il a recours à toutes les clés, tantôt en sociologue, tantôt en archéologue de nos amnésies, tantôt en poète. Il ne se sent appartenir à aucun territoire, si ce n’est au «pays de notre enfance», comme il le souffle. Le camping-car est une éthique pour la vie.

Hérodote en Combi VW, en sandales et en maillot de bain sauvegarde nos ombres et accouche de leurs secrets.


En camping-car, Paris, Seuil, 174 p.


Une vie à toute vitesse

1973: Ivan Jablonka naît à Paris, d’un père physicien et d’une mère professeure de grec et de latin.

1979: Premières vacances en camping-car, à travers la Californie.

2012: Il publie «Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus», enquête sur ses grands-parents paternels juifs polonais, disparus à Auschwitz.

2016: Il éclaire le destin de Laëtitia, assassinée à 18 ans, dans «Laëtitia ou la fin des hommes», livre qui reçoit le Prix Médicis.

2018: Il publie «En camping-car», histoire aussi de transmettre l’héritage de ses parents à ses trois filles. Il ne voyage plus en camping-car, mais opte pour Airbnb, «cette autre façon de s’immerger dans l’inconnu».