Ivan Jablonka: «Avant d’être historien, je suis enquêteur»
Festival
A travers «Laëtitia», livre aussi saisissant qu’aimant, l’historien Ivan Jablonka démonte les mécanismes qui ont transformé en 2011 un fait divers en affaire d’Etat. Il retrace son enquête en amont de sa participation vendredi à Genève au festival Histoire et Cité

Sur la plage, face à la vague, elle chantait parfois «Drôle de vie» de Véronique Sanson. Laëtitia avait vécu le pire, un père aux humeurs dévastatrices, une mère à jamais défaite par les violences de son conjoint. Avec sa sœur jumelle Jessica, elle a été placée d’abord dans un foyer, puis confiée aux bons soins de Monsieur et de Madame Patron, à dix minutes à vélo de Pornic, ville de pêcheurs où il fait bon flâner l’été.
Face à la vague, en ce mois de janvier 2011, elle semblait avoir trouvé sa ligne. Elle avait 18 ans, elle venait d’obtenir son diplôme, elle travaillait comme serveuse dans un petit hôtel de La Bernerie-en-Retz, elle avait des coups de flou, mais elle tenait bon, sur son scooter, au milieu de ses amis. Dans la nuit du 18 janvier, elle se laisse pourtant happer par un voyou, Tony Meilhon, repris de justice avec lequel elle flirte un peu. Il va l’enlever, la tuer et la démembrer.
Des mots chargés de lumière
Le drame coule en gros titres. Bientôt, c’est une affaire nationale. Nicolas Sarkozy, alors président de la République, reçoit Monsieur Patron à l’Elysée. Et dénonce les soi-disant manquements de la justice. Laëtitia morte est l’objet de toutes les attentions. C’est son histoire, celle aussi d’une France fragile qu’Ivan Jablonka retrace avec acuité et délicatesse dans Laëtitia ou la fin des hommes, Prix Médicis de l’essai.
Si le récit marque, c’est d’abord parce que l’historien démonte les mensonges en chaîne qui font de la disparue un porte-drapeau malgré elle. C’est aussi parce que ses mots sont chargés de lumière: ils ne cachent rien de la misère de Laëtitia, mais ils honorent sa gaieté, sa beauté inquiète, une forme de grâce, dit Ivan Jablonka. L’auteur, qui se définit comme un écrivain en sciences humaines, s’exprimera ce vendredi en fin d’après-midi à Genève, dans le cadre du festival Histoire et Cité, fête de l’intelligence qui devrait attirer plusieurs milliers d’amateurs jusqu’à samedi soir.
Le Temps: Aviez-vous été marqué par le fait divers en 2011?
Ivan Jablonka: Je l’ai perçu comme un fait divers, c’est-à-dire comme une petite saga bestiale et sanglante, dont la seule héroïne est la mort. Ce n’est que trois ans plus tard que je m’y suis intéressé, au moment des procès, celui du meurtrier et celui du père d’accueil, Monsieur Patron, qui comparaissait pour agression et viol sur la personne de la sœur de Laëtitia. J’ai compris que Laëtitia avait eu une vie. Il y a des gens dont la mort est tellement brutale et insensée qu’elle détruit non seulement leur vie, mais aussi ses traces. Pour ces gens-là, on a l’impression qu’ils n’ont été que des morts. J’ai eu envie de l’arracher au crime qui l’avait détruite. J’ai voulu qu’on puisse l’aimer à travers des mots les plus justes possibles.
– Comment qualifieriez-vous votre motivation?
– Elle est éthique et affective, parce qu’il me paraît scandaleux qu’on réduise une vie à sa mort. L’absence est au cœur de mon histoire familiale. Le livre que j’ai consacré à Laëtitia est conceptuellement identique à celui que j’ai consacré à mes grands-parents éliminés dans un camp nazi (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil). Il part du même sentiment de révolte devant l’injustice de leur sort, mais aussi face à l’indifférence, l’oubli, le silence. Cette colère de la vérité n’est rien d’autre que la libido sciendi. Je suis devenu historien pour ne pas laisser mourir les morts une deuxième fois.
– Vous vous êtes donc glissé dans la vie de Laëtitia?
– Oui, avec cette question: comment une jeune fille a été détruite en l’espace de dix-huit ans dans une société riche, démocratique et en paix. J’ai rencontré la totalité des proches de Laëtitia, tous les acteurs de l’enquête criminelle. J’ai eu accès à des archives de sa vie, son dossier à l’aide sociale à l’enfance, son compte Facebook et j’ai assisté au procès de son meurtrier. Avant d’être historien, je suis enquêteur. Mon enquête s’est appuyée sur celle des juges, des journalistes, etc. Mais on n’a pas les mêmes objectifs. Au-delà de Laëtitia, j’ai voulu faire le portrait de toute une société.
– Comment ce fait divers est-il devenu une affaire nationale?
– D’abord, le storytelling fonctionnait bien. Une jeune fille de 18 ans massacrée par un repris de justice, un «ange» dévoré par un «monstre», le schématisme des oppositions ne pouvait que frapper les imaginations. Ensuite, le président de la République Nicolas Sarkozy est intervenu à deux reprises, ce qui est rarissime. Cet intérêt pour le fait divers participe de son art de gouverner. Le meurtre de Laëtitia est devenu une affaire d’Etat, ce qui est inouï.
– Quel était l’intérêt de Nicolas Sarkozy?
– Sa manière de concevoir la politique implique l’instrumentalisation de la peur qui laisse entendre aux Français qu’ils sont entourés de voyous et de monstres; mais aussi la division du corps social qui consiste à dresser une supposée majorité contre une supposée minorité, en l’occurrence les juges. Elle implique enfin le mélange de l’émotion et de la loi. Est-ce propre à cet homme-là? Ou est-ce que ça traduit un fonctionnement pathologique de nos démocraties? Les deux. Ces dérives, on les retrouve en Europe et dans les Amériques. C’est ce que j’appelle le «criminopopulisme».
– Vous sous-titrez le livre «La fin des hommes». Pourquoi?
– Voyez l’attitude de Monsieur Patron, le père d’accueil, qui est reçu à l’Elysée et qui prétend incarner l’autorité. Il sera bientôt inculpé pour agression sexuelle. Considérez encore Nicolas Sarkozy: il fait campagne sur le corps de Laëtitia. La fin des hommes renvoie à ces conduites. C’est une réflexion sur la masculinité, la manière dont la violence a été héroïsée dans la vie et la mort de Laëtitia. Je pose cette question: est-ce que le masculin rime nécessairement avec violence, mépris des femmes, mépris des homosexuels, culte de l’argent, soif de pouvoir?
– Le fait divers est-il sous-estimé par les historiens?
Ce n’est pas un matériau sur lequel on les attend. Il hante en revanche les écrivains. Truman Capote, Emmanuel Carrère, Bernard-Marie Koltès, Jean Genet. Ils parlent de fait divers, mais avec une certaine fascination spéculaire pour le criminel, comme s’ils se miraient en lui. Je n’ai aucune fascination pour le criminel. Ma tendresse, je la réserve à la disparue.
– Après cette immersion dans une France fragile et fracturée, peut-on échapper au désenchantement?
– Des jeunes qui vivent dans des familles dysfonctionnelles, dans la violence et la misère, il y en a des centaines de milliers. Et on les sauve, comme Jessica. Ce qui fonde nos démocraties, c’est aussi une aptitude à protéger les humiliés et les offensés.
– Est-ce que Jessica a lu le livre?
– Oui. Elle m’a dit que grâce à lui sa sœur n’était plus un fait divers, c’est-à-dire un cadavre mutilé. J’ai l’impression que cet ouvrage lui a fait du bien. Mon ambition était aussi de restituer la lumière de Laëtitia. C’est la raison pour laquelle je cite en épigraphe une réflexion de Spinoza sur la joie. J’ai été heureux de rencontrer cette jeune femme, à travers ceux qui l’ont aimée, ses actions, sa gentillesse…
– Rien à voir, quel est le livre que vous offrez?
– Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Cette chronique d’une Europe perdue m’a bouleversé pour des raisons sentimentales et familiales, mais aussi intellectuelles. C’est une enquête totale.
Histoire et Cité, Genève, ve 31 mars et sa 1er avril; Ivan Jablonka participe à une table ronde animée par Darius Rochebin vendredi entre 17h et 18h30 au Café restaurant du parc des Bastions; rens. https://histoire-cite.ch/le-festival