Livres
Dans «Les chemins de l’essentiel», l’essayiste et romancier livre son best of de lectures, musiques et peintures. Un exercice bien plus politique qu’il n’y paraît face aux assauts du nationalisme culturel

Disons-le tout net: l’avalanche de livres signés Jacques Attali peut finir par saouler le lecteur le plus averti. C’est donc avec précaution que nous avons ouvert Les chemins de l’essentiel (Ed. Fayard), dernier opus de l’ancien sherpa de François Mitterrand, considéré aussi comme l’un de ceux qui ont porté le jeune Emmanuel Macron sur les fonts baptismaux de la politique hexagonale. A-t-on vraiment envie de savoir ce qu’aime lire, regarder et écouter cet éditorialiste-romancier-essayiste dont le seul nom rime, en France, à tort ou à raison, avec la pensée dominante des «élites»? Eh bien, avouons-le, la réponse est oui! Car les choix de Jacques Attali, qui a troqué pour l’occasion son costume d’oracle en habits d’encyclopédiste, sont aussi le miroir d’un esprit des Lumières aujourd’hui contesté, bousculé, voire piétiné par les populismes ambiants.
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Au téléphone, l’auteur avance d’abord «son envie de transmettre». «Beaucoup de gens, de lecteurs, d’amis, d’élèves me demandent des conseils, explique-t-il au Temps. Mais je ne voulais pas tomber dans la prescription ou l’anthologie classique. J’ai donc réfléchi à la meilleure manière d’offrir au lecteur cette galerie commentée, dont je rêverais qu’elle soit un jour accessible gratuitement sur internet. Alors que l’extrémisme bannit et répudie, je veux garder les portes ouvertes.»
Polyvalence intellectuelle
Les choix d’Attali – dix chefs-d’œuvre, trente incontournables, cent favoris – sont souvent… évidents. Comment être surpris de voir figurer dans les meilleures lectures de cet amateur d’histoire et de récits Le comte de Monte-Cristo ou Guerre et Paix, tandis que retentissent en arrière-plan Les quatre saisons de Vivaldi? Mais ces incontournables cachent d’autres choix bien plus originaux. Premier roman cité par l’auteur? Le dit du Genji de Murasaki Shikibu qui raconte «dans une langue d’une bouleversante beauté, la vie des princes impériaux japonais au IXe siècle».
Cette bibliothèque idéale devrait être mise à la disposition de tous les étudiants du monde
En cinquième place de ses films préférés? Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, suivi de peu par Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino. On pourrait multiplier les références. «Cette longue liste commentée est l’acceptation de la diversité, poursuit Jacques Attali. Elle valorise aussi la polyvalence intellectuelle. On peut aimer les livres, les films, la musique, les tableaux. Je ne veux pas voir les jeunes générations choisir entre un art et un autre.»
Bibliothèque commentée
Jacques Attali a toujours été féru de nouvelles technologies. Il s’est aventuré, aussi, du côté de la futurologie, s’évertuant à prédire les grandes tendances économiques de demain. Pourquoi, alors, s’être risqué à produire un ouvrage que la compilation de Wikipédia pourrait peut-être remplacer? Internet n’est-il pas en train de tuer ces anthologies qui firent, jadis, les beaux jours de la littérature, de la musique ou du cinéma? «Il faut distinguer entre l’accès et le choix, complète l’auteur. Internet est un formidable accès, et cette bibliothèque idéale devrait être mise, par exemple, à la disposition de tous les étudiants du monde. Mes choix, mes commentaires, mes indications pour les lieux géographiques que j’ai tous arpentés, sont un guide que le web ne peut pas remplacer. Mon concept est celui de la bibliothèque commentée. Parce que le commentaire incite à aller plus loin, à réfléchir, à débattre.»
Le regard de l’écrivain est évidemment très européen. Le panthéon littéraire, musical, pictural et monumental du Vieux Continent se retrouve au fil des pages. Une forme d’arrogance intellectuelle? «Ceux qui prétendent cela ne regardent pas la mondialisation comme elle est. A quoi a-t-on assisté, ce dernier demi-siècle, sinon à une européanisation du monde? Les grands auteurs, les grands artistes européens sont maintenant diffusés à une échelle beaucoup plus grande qu’ils ne l’ont jamais été. L’Europe aimante par sa culture. C’est une force considérable.»
Les grands absents
Avec ce qu’il faut d’oublis ou de manque dans les rayons de la bibliothèque, Attali peut susciter une saine controverse. Exemple: l’absence de Winston Churchill, pourtant formidable écrivain et Prix Nobel de la paix. Ou la disparition des économistes, John Maynard Keynes inclus: «Cette liste n’est ni exhaustive ni incontestable, conclut l’écrivain. Elle n’est qu’un instrument au service de la connaissance.»
Les chemins de l’essentiel
Jacques Attali
Essai
Fayard, 260 p.