Genre: Correspondances
Qui ? Jacques Chessex, Gustave Roud
Titre: Correspondance 1953-1976
Etablie par Stéphane Pétermann
Chez qui ? Infolio, 322 p.

Genre: Correspondances
Qui ? Jacques Chessex, Jérôme Garcin
Titre: Fraternité secrète. Correspondance 1975-2009
Préface et notes de Jérôme Garcin
Chez qui ? Grasset, 670 p.

Deux correspondances sont parues récemment, qui dressent un portrait en épistolier de l’écrivain vaudois disparu Jacques Chessex (1934-2009).

La première, Correspondance 1953-1976, publiée à l’automne passé chez Infolio, grâce au travail de Stéphane Pétermann, collaborateur du Centre de recherches sur les lettres romandes (CRLR), témoigne de l’entrée en littérature (romande) du jeune Chessex. Elle est le fruit de ses échanges avec Gustave Roud (1897-1976), qui, lorsqu’en 1953 débute la correspondance, est une figure établie des lettres romandes. Chessex est très jeune – il n’a que 19 ans –, mais il semble déjà sûr de sa vocation. Ils échangeront des lettres jusqu’en 1976, au décès de Roud.

La seconde correspondance, intitulée Fraternité secrète, vient de paraître chez Grasset. Elle prend en quelque sorte le relais. Elle débute en 1975 et témoigne d’une autre époque. C’est un ­Jacques Chessex couronné par le Prix Goncourt pour son roman L’Ogre (1973) qui se trouve, à son tour, sollicité par un jeune homme de 18 ans, Jérôme Garcin, futur critique littéraire et ­écrivain. Celui-ci lui écrit, de Paris, son admiration. Leurs échanges, d’abord intenses et quotidiens, s’espaceront au fil des ans – remplacés peu à peu par le ­téléphone –, mais ils dureront jusqu’en 2009, année de la mort de Chessex.

Ainsi Jacques Chessex apparaît-il d’abord en disciple puis en maître. Il est, face à Roud, en quête de la bienveillance d’un prestigieux aîné, même s’il semble déjà sûr de ses choix et du rôle qu’il veut jouer en Suisse romande: «Jacques Chessex a une vraie admiration pour Gustave Roud, mais on sent bien l’intérêt qu’il a à cultiver cette relation avec son aîné, dont le parrainage est important pour lui. Il y trouve une forme de légitimation», remarque à ce propos Stéphane ­Pétermann. «Gustave Roud, de son côté, ne se fait aucune illusion, continue-t-il. Il a beaucoup de correspondants du même type, notamment Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz, Yves Velan, tous les gens qui comptent à l’époque dans le milieu littéraire. Il se met volontiers à disposition, quand il pense que de jeunes écrivains comme eux le méritent.»

Face à Jérôme Garcin, les rôles s’inversent, mais Chessex, s’il est d’abord un maître, se montre aussi enthousiaste, affectueux, puis complice et amical; ravi aussi de trouver un compagnon d’une fidélité sans faille qui puisse jouer pour lui un rôle de relais dans la capitale française. «En 1976, il fit paraître et me dédia Elégie, soleil du regret, recueil de quatre ­saisons, variations mélodiques sur la mort. J’étais ému, flatté, ­reconnaissant. Nous nous écrivions tous les jours ou presque. Il était indulgent, j’étais entreprenant. Il était patient et j’étais bouillant…», se souvient Jérôme Garcin dans sa préface à Fraternité secrète.

Sous le signe de la poésie

Ces deux relations épistolaires, quoique très différentes dans leur ton – la première est empreinte d’une grande courtoisie, la seconde est plus chaleureuse, plus directe –, se répondent pourtant. Elles se nouent toutes les deux sous le signe de la poésie et autour d’un recueil, Le Jour proche, paru en 1954 aux Miroirs partagés, maison d’édition créée par Chessex lui-même. C’est ce petit livre d’un poète inconnu qui surprend et séduit Jérôme Garcin qui le découvre dans la bibliothèque de son père brutalement décédé au printemps 1973. C’est à propos du Jour proche que Garcin écrit, pour la première fois, en 1975, à Chessex dont le nom lui est devenu familier grâce au Goncourt. Et Jérôme Garcin ne cessera, dans les années qui viennent, d’inciter Jacques Chessex à renouer avec la poésie. Il lui commande des poèmes pour la revue qu’il anime à Paris, l’incite à rassembler pour publication ses textes, l’invite à l’écriture poétique.

C’est aussi en poète – même s’il se donne déjà le nom d’«écrivain» – que le jeune Chessex aborde Gustave Roud en 1953. Il veut lancer avec des camarades une nouvelle revue, Pays du lac, en mémoire des Cahiers vaudois. I l sollicite participation et conseils. L’année suivante, il dédie à Roud, à qui il envoie ses manuscrits, «Les visages familiers», trois poèmes qui figurent dans Le Jour proche. Roud est sensible à sa poésie: «Ce que je continue à préférer dans votre poésie, cher ami, ce sont ses pouvoirs d’évocation du monde «concret», lui écrit-il. Les romans qu’il découvrira par la suite l’intéresseront moins, voire, comme Carabas, heurteront sa sensibilité. Quant à Chessex, qui a triomphé avec L’Ogre et s’est affranchi du joug des anciens, il ­retrouve sa veine poétique, précisément sous l’impulsion de ­Garcin: «J’ai été si fort excité à écrire, à écrire des poèmes, par votre foi dans ma poésie, Jérôme, et par votre vœu de voir un jour paraître un recueil important!» lui écrit-il en 1978.

Abondance de lettres

Le projet de publier les échanges entre Gustave Roud et Jacques Chessex s’est formé du vivant de ce dernier qui s’était montré très intéressé. «Gustave Roud maîtrise parfaitement l’usage canonique de la lettre», relève Stéphane ­Pétermann, qui a également établi sa correspondance avec Georges Nicole. «Il sait utiliser la correspondance à la fois pour entrer en relation et pour maintenir les gens à distance.» Chessex, lui, s’exprime de manière plus directe, mais il est également un grand épistolier: «Il a laissé une abondante correspondance, détaille le chercheur. A Berne, où ­elles sont déposées, ces correspondances ont été classées par lui. Il y a notamment un carton où sont rassemblées les lettres échangées avec Roud et Philippe Jaccottet. Jacques Chessex avait conscience de l’intérêt particulier de ces lettres.»

Part d’intime

Quant à Jérôme Garcin, l’idée de publier ses échanges avec ­Jacques Chessex lui est venue, dit-il dans sa préface, lors des ­obsèques de l’écrivain à la cathédrale de Lausanne en octobre 2009, où il avait prononcé un éloge funèbre. C’est une démarche moins scientifique que celle de Stéphane Pétermann, on ne trouvera ni index ni notes fouillées dans Fraternité Secrète. On y découvre en revanche une part d’intime. Garcin et Chessex, qui évoluent du «vous» vers le «tu», partagent par moments une complicité presque de «famille», comme l’écrit Chessex à son ami. Il faut dire que les deux hommes, malgré leur différence d’âge, ont de forts points communs. Le suicide de Pierre Chessex, le père de Jacques en 1956 – année de naissance de Jérôme Garcin – et la mort accidentelle et brutale de Philippe Garcin, le père de ­Jérôme, par ailleurs critique littéraire admiré de Jacques Chessex, se répondent. Tout cela, et une conception proche de la littérature, installe d’emblée un réseau de coïncidences et d’affinités, où chacun peut se reconnaître. Avec Roud, la «famille» est essentiellement littéraire ou «spirituelle», comme le dira Chessex dans une lettre à Garcin: «Roud, c’est l’âme.»

Roud, tout comme Garcin, représente aussi pour Jacques Chessex une forme de résistance à une sorte de mauvais esprit romand, dont l’auteur du Portrait des Vaudois suppose qu’il ne lui est pas favorable: «C’est à votre poésie que je dois l’audace d’avoir publié mes premiers textes. Parce qu’elle me montrait qu’il était possible d’être poète dans un pays que je sentais profondément hostile à l’expression», écrit-il à Roud. Avec Garcin, il raille «les calvinistes doctrinaires d’entre les Alpes et le Jura, les pharisiens, quoi», qui, dit-il, s’offusquent de son travail.

On voit donc la posture de ­Jacques Chessex se dessiner de plus en plus clairement au fil de ces deux correspondances. Ce qui frappe dans l’un et l’autre de ces ouvrages, c’est l’intense activité que déploie, avec succès et obstination, l’écrivain vaudois pour exister en tant que tel sur la scène littéraire, pour devenir incontournable. Fondation et refondation de revues, articles, interventions, discipline, périodes d’écriture intenses.

Et le grand sujet dont ces hommes de lettres discutent entre eux, c’est «la boutique littéraire», comme le dit Stéphane Pétermann. Rien que de très normal au fond: «C’est une époque où la boutique littéraire se fait par lettres. Aujourd’hui, on la fait par ­e-mails ou par téléphones interposés», souligne le chercheur.

L’activisme de Chessex, cette volonté déterminée d’agir dans le champ littéraire, Roud semble s’en amuser, mais il l’admire aussi. Et Jérôme Garcin, qui ne cache pas son propre goût pour les activités littéraires démultipliées, y a trouvé sans doute une autre ­confirmation de leurs secrètes fraternités.

Ces deux livres montrent un écrivain au travail, racontent une part de la vie littéraire romande. D’autres correspondances de Chessex sont sans doute à venir. Michel Moret, le patron des Editions de l’Aire, a déjà publié des lettres de Chessex dans Une Vie nouvelle (L’Aire, 2010). «Sa correspondance avec François Nourissier devrait être intéressante, juge Stéphane Pétermann. On entrerait peut-être davantage dans les lieux de pouvoir parisiens, dans les secrets du Prix Goncourt. Du côté des Romands, Jacques Chessex a eu des échanges par lettres avec Philippe Jaccottet et Maurice Chappaz, notamment.» De quoi cerner un peu plus la manière dont le «Goncourt romand» s’est construit face à ses pairs.

Jacques Chessex, repères

1934, 1er mars. Naissance à Payerne

1953. Première lettre à Gustave Roud. Publication du premier numéro de Pays du Lac

1954 Parution du Jour proche aux Miroirs partagés

1956 Suicide du père de Jacques Chessex. Lettre émue de Gustave Roud à son adresse. Naissance de Jérôme Garcin

1971 Parution de Carabas, un roman qui indispose Gustave Roud

1973. Décès brutal, au printemps, du père de Jérôme Garcin. Jacque Chessex reçoit le Goucourt pour L’Ogre

1975 Première lettre de Jérôme Garcin à Jacques Chessex.

1976. Mort de Gustave Roud

1979 Jérôme Garcin publie, Entretiens avec Jacques Chessex, La Différence.

2009 Le 9 octobre, décès de Jacques Chessex

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Le 26 novembre 1976

De Jacques Chessex à Jérôme Garcin

Après la mort de Gustave Roudsurvenue le 10 novembre 1976

«Au profond chagrin des premiers jours succède maintenant une présence extraordinairement sensible. Roud ne cesse de parler, d’enchanter, et cette voix, plus pure que jamais, estun enseignementet un guide»