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Depuis six ans Markus Haller édite et traduit de l’anglais des essais du monde entier. Sa maison d’édition, qui porte son nom et est basée à Genève, s’est fait une réputation en terre francophone. Coup de projecteur sur une micro-entreprise qui défie le mercantilisme

«J’aime prendre le lecteur à rebrousse-poil»
Livres Depuis six ans, Markus Haller édite des essais du monde entier traduits de l’anglais
Sa maison, basée à Genève, défie le mercantilisme
«Editeur genevois? Je me vois plutôt éditeur de la francophonie.» Depuis son tout petit bureau genevois niché au cœur des Eaux-Vives, Markus Haller rayonne; sa maison d’édition, qui porte son nom, vient de publier son vingtième livre à l’occasion de ses six ans d’existence. Sa spécialité? Faire traduire et publier en français des essais de langue anglaise. Une spécialité unique dans l’édition en Suisse romande, et qui souffre de peu de concurrence. «En Allemagne ou en Suisse alémanique, je n’aurais jamais pu monter un tel modèle, car là-bas les essais en anglais sont beaucoup plus vite traduits qu’en France ou en Suisse romande», raconte ce Zurichois d’origine, établi à Genève depuis 1979.
«La France est riche en essayistes et s’intéresse avant tout à sa production, poursuit Markus Haller. Pensez qu’un essayiste majeur comme John Rawls et sa Théorie de la justice a mis dix-sept ans à être traduit! Peut-être les éditeurs français craignent-ils trop souvent de présenter des idées minoritaires dans les universités ou dans les sociétés.»
Vingt livres en six ans, disions-nous: c’est modeste. Mais à y regarder de près, c’est une prouesse. Markus Haller travaille seul, il fait tout, depuis la sélection de livres éligibles jusqu’au service de presse. Seules la traduction et la correction sont déléguées à des spécialistes. Au résultat, des ouvrages impeccables, cousus au fil, à la maquette soignée, pour un contenu de haute tenue intellectuelle. «Au fil des ans, je me suis fait une réputation parmi la petite frange de personnes qui s’intéressent aux essais écrits par des non-Parisiens, sourit-il. J’ai de bons relais à la radio et dans la presse, notamment le magazine Books, qui suit l’actualité à travers les essais anglo-saxons.» Quant à son marché, il est davantage tourné vers la France que la Suisse.
Et qui sont ses auteurs de prédilection? Markus Haller puise dans une vaste communauté d’universitaires de langue anglaise (mais pas forcément anglo-saxons), qui ont le don de vulgariser des thèmes extrêmement pointus pour un public cultivé et curieux des sciences humaines: l’économiste Paul Seabright (La Société des inconnus), l’expert en développement William Easterly (Le Fardeau de l’homme blanc), le philosophe Stuart Hampshire (La Justice est conflit), l’historien Peter Baldwin (Le Narcissisme des petites différences), le psychologue Gerd Gigerenzer (Penser le risque) ou encore le criminologue Diego Gambetta (La Pègre déchiffrée)…
La plupart de ces titres, pointus mais sans jargon, ont aussi en commun de proposer des visions du monde originales qui mettent parfois le sens commun au défi. «J’aime prendre les lecteurs à rebrousse-poil», confie Markus Haller. Son vingtième livre, qui vient de sortir en librairie, et écrit par Brian Leiter, professeur de philosophie et de droit à Chicago, donne le ton rien qu’à son titre: Pourquoi tolérer la religion?
«C’est une question de caractère, admet l’éditeur: j’aime provoquer, mais pas forcément avoir raison. En fait, je me laisse aussi volontiers provoquer. L’important, c’est de passer par l’épreuve de l’argument. Ce n’est qu’ainsi qu’on fait avancer le débat.»
Qu’ils soient de droite, de gauche, de tendance socio-démocrate ou libérale (rarement dans les extrêmes), les chercheurs traduits de Markus Haller participent d’une foisonnante discussion sur tous les aspects de la coopération humaine. Des voix qui comptent dans une république mondialisée des lettres dont la francophonie ne doit pas – ce serait le comble – être exclue.
Markus Haller a beau avoir un côté «libraire-éditeur du XVIIIe siècle», une image qu’il affectionne, il doit composer avec les rudes réalités. «J’ai été très optimiste quand j’ai commencé en 2009», confie celui qui est aussi professeur de philosophie dans un collège genevois – activité qui lui est nécessaire pour vivre. «J’imaginais pouvoir compter sur un soutien régulier de la Ville et du canton de Genève, ce qui n’a pas été le cas, hormis quelques aides ponctuelles de la Ville. Je regrette la politique d’encouragement des autorités, qui privilégient de façon presque exclusive les thèmes ou les écrivains genevois et qui excluent les traductions.»
L’éditeur s’appuie principalement sur quelques mécènes culturels locaux ainsi que sur le Centre national du livre (CNL), organisme français d’aide à l’édition «qui possède un comité de lecture digne de ce nom et juge sur la qualité». Reste que ni les subventions dénichées ni les ventes ne permettent de couvrir tous les frais. En résumé: «Pour faire ce métier, je dois surtout veiller à ne pas perdre de l’argent, ce qui n’est pas du tout facile. Je peux à peine me projeter dans deux ans.»
Les cartons de livres sont empilés contre un mur du bureau, prêts à partir en librairie. C’est là son trésor de guerre. Chaque exemplaire sorti de presse tient du miracle et paraît défier les logiques mercantiles. C’est ce qui fait sans nul doute le sens et la beauté du métier.
Le site de la maison: www.markushaller.com
«J’aime provoquer, mais pas forcément avoir raison. En fait,je me laisse aussi volontiers provoquer»