Quand James Baldwin écrivait à Loèche
Essai
AbonnéL’auteur américain a évoqué son séjour valaisan dans un très beau texte, «Un Etranger au village», auquel répond le romancier Teju Cole

En 1951, James Baldwin passe deux semaines dans le Haut-Valais, à Loèche, travaillant à son premier roman, La Conversion. Il est Américain et il est le seul, dans ce lieu, à posséder une machine à écrire. Surtout, il est Noir. Les enfants lui courent après en criant: «Neger!» Il devient une «curiosité vivante», tant pour sa peau que pour ses cheveux ou l’éclat de ses dents; et si un villageois lui serre la main, c’est pour s’étonner ensuite que «la couleur ne parte pas»… Toute la panoplie du racisme se déploie en quelques lignes, entre condescendance, naïveté, et mépris. Certains l’accuseront d’avoir volé du bois…
Dans un texte d’une grande richesse, Un Etranger au village, l’écrivain est revenu sur cette visite deux ans plus tard. Baldwin (1924-1987) n’a cessé de creuser le thème des discriminations dans son œuvre. Il profite de la description de ce séjour valaisan (qu’il appréciera et renouvellera, deux hivers durant), pour développer une réflexion sur le racisme et le suprématisme blanc aux Etats-Unis. Chacun est porteur, qu’il le veuille ou non, d’une histoire qui se répète dans son corps, celle des dominés et des dominants, des esclaves et des maîtres: «Joyce a raison quand il dit que l’Histoire est un cauchemar ‒ mais elle est peut-être le cauchemar dont personne ne peut se réveiller. Les gens sont piégés dans l’Histoire et l’Histoire est piégée en eux.»
A lire aussi: Cher James Baldwin, l’homme qui respire
«Lulu», l’ami suisse
A Loèche, il séjourne chez son ami Lucien Happersberger, dit «Lulu», un Valaisan qui se fera connaître comme aquarelliste; un homme au destin romanesque qui organisera, en tant qu’imprésario, le retour de Joséphine Baker aux Etats-Unis en 1973. Lucien Happersberger s’est lié avec Baldwin, alors inconnu, en faisant les 400 coups à Paris.
Il n’est pas cité dans le texte, Baldwin signale simplement: «Tout le monde sait que je suis l’ami du fils d’une femme qui est née ici, et que je loge dans leur chalet.»
A lire encore: Teju Cole, la nostalgie de l’ailleurs
Les visites suisses se succéderont. Un Etranger au village fera l’objet d’un film, tourné pour la télévision en 1962 par le réalisateur Pierre Koralnik, avec Baldwin lui-même.
Les Editions Zoé ont la bonne idée de reprendre le texte (dans sa version traduite par Marie Darrieussecq, parue dans Chroniques d’un enfant du pays chez Gallimard, en 2019), en regard de Corps noir, de la plume du romancier américain Teju Cole, écrit en 2014 à Loèche, sur les traces de Baldwin.
Paysage initiatique
La Suisse a changé. Teju Cole admire les montagnes, mange dans une pizzeria, écoute un blues de Bessie Smith dans la baignoire de sa chambre d’hôtel. On le regarde à la dérobée. «Etre un étranger, c’est être regardé, mais être Noir, c’est être regardé entre tous.» Il ne croise plus d’enfants dans les rues; il les imagine «devant leur ordinateur, crispés sur des jeux vidéo, occupés à consulter Facebook ou à regarder des clips», écoutant la «musique noire» de Beyoncé ou de Drake. La rue est occupée par des personnes âgées, peut-être les enfants de naguère, restés «stupéfaits à la vue de Baldwin». Teju Cole prend ses distances avec la réflexion de son prédécesseur, tout en manifestant son admiration. Il propose une autre expérience du corps noir dans l’espace public, un autre rapport à la culture.
A près de soixante ans d’intervalle, ces deux visites à Loèche se répondent, se complètent, une conversation se noue. Certaines choses ont changé, d’autres pas. Teju Cole peut nommer le lien qui unissait à cette époque Happersberger et Baldwin («son amoureux»). Mais ne peut que constater la persistance du racisme aux Etats-Unis et ailleurs.
A lire enfin: Gens: Plus fort qu’un roman, la vie de Lulu
Baldwin fait de la Suisse des années 1950 un paysage initiatique. En randonnée dans les Alpes, il glisse et risque de perdre la vie; Happersberger le rattrape et le sauve. Teju Cole commente la scène: «C’est ce moment de terreur et de salut, irrésistiblement biblique, qui lui inspira le titre original, repris d’un vieux cantique, de son roman si longuement mûri: Go Tell It on the Mountain, «va le proclamer sur la montagne».
Tendons l’oreille: de là-haut, la voix de Baldwin a encore beaucoup de choses à nous dire.
Essai. James Baldwin, «Un Etranger au village»; Teju Cole, «Corps noir». Traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq et Serge Chauvin. Zoé, 71 p.