Jean Hegland: «L'esprit de la forêt n'a pas cessé de me parler»
Entretien
L’auteure de «Dans la forêt» raconte son pays, la Californie du Nord, ce lieu à la fois ancien et projeté vers le futur qu’elle a appris à écouter. Elle était l’invitée de L’Amérique à Oron et du Festival America de Vincennes, où nous l’avons rencontrée

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«Petit à petit, la forêt que je parcours devient mienne, non parce que je la possède, mais parce que je finis par la connaître. Je la vois différemment maintenant. Je commence à saisir sa diversité – dans la forme des feuilles, l’organisation des pétales, le million de nuances de vert. Je commence à comprendre sa logique et à percevoir son mystère.»
Dans la forêt est un livre ancien. C’est aussi le premier roman de Jean Hegland, née à l’est de l’Etat de Washington avant de venir s’installer avec sa famille, il y a une trentaine d’années, en Californie du Nord.
Un succès au long cours
C’est là que Jean Hegland a rencontré la forêt, là qu’elle s’est mise à écrire de la fiction. Il lui a fallu plusieurs années pour achever ce texte, commencé dans les années 1980. Et ce n’est qu’en 1996 que Dans la forêt est paru, pour la première fois, chez un petit éditeur américain, spécialisé dans les écrits de femmes. Depuis, Dans la forêt a été réédité souvent, notamment par une grande maison d’édition, et connaît aux Etats-Unis un succès qui ne se dément pas.
Into the Wood n’est paru en français aux Editions Gallmeister qu’en 2017, dans une traduction de Josette Chicheportiche, alors qu’il avait déjà, en 2015, été porté à l’écran par Patricia Rozema. L’édition de poche est sortie en janvier dernier. Quelque 150 000 lecteurs francophones ont, depuis, découvert Dans la forêt.
Un roman d'anticipation
Le thème du livre n’a rien perdu de son actualité. Roman d’anticipation, Dans la forêt installe le lecteur dans un futur proche et inquiétant. Le roman s’ouvre au crépuscule de notre civilisation. L’électricité et l’essence font défaut, les moyens de transport et d’approvisionnement se raréfient et disparaissent. Chacun se retrouve sans ressources autres que les siennes propres. La famille de Nell et Eva, deux adolescentes, vit à la lisière des bois en Caroline du Nord: «Notre forêt est une forêt mixte à prédominance de sapins et de séquoias de seconde venue, mais avec un petit nombre de chênes, d’arbousiers d’Amérique et d’érables. Père disait qu’avant que notre terre soit déboisée, des séquoias vieux de 1000 ans y poussaient, mais il ne restait de cet endroit mythique que quelques troncs couchés, de la longueur et de la circonférence de baleines échouées», dit Nell, qui raconte cette histoire. Sa mère vient de mourir, son père commence à organiser sa survie et celle de ses filles, mais il ne tardera pas à disparaître lui aussi.
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Nell fait, dans son récit, le deuil de ses parents et celui du mode de vie insouciant qui fut le sien, plein de projets, du superflu et du confort aussi auxquels nous sommes habitués. Nell décrit le long chemin qui va, progressivement, ramener les deux sœurs vers la forêt, vers les plantes utiles, vers les savoirs anciens, vers la mémoire de ceux qui, bien avant elles, ont habité cette terre de Californie.
Comment est né «Dans la forêt»?
Par une nuit sans sommeil. D’habitude je dors très bien, mais j’avais alors deux petites filles encore bébés. L’idée du livre est arrivée une nuit de veille. Elle m’a plu parce qu’elle remuait des questions qui me taraudaient à ce moment-là. Nous venions de déménager dans cette forêt de Californie du Nord alors que j’avais grandi dans un lieu presque sans arbres. Cet environnement était nouveau pour moi. Puis, j’avais ces deux petites filles. Or je n’ai pas de sœur, ma mère et ma grand-mère n’en ont pas eu non plus. L’idée des sœurs m’intriguait, je me demandais comment serait leur relation. Et je me suis mise à la rêver car mes filles étaient bien trop petites pour servir de modèles.
J’étais aussi très préoccupée par le futur, par l’idée que, contrairement à il y a un siècle, nous savions désormais que nous vivions sur une planète où notre mode de vie ne pouvait durer. C’est ainsi que je me suis mise à écrire…
Sur votre site, une bibliographie très riche tourne autour de «Dans la forêt». Les livres, les recherches, c’est important pour vous?
Je ne peux pas écrire sans être passée – au moins de façon imaginaire – par l’expérience. Mes recherches, mes lectures nourrissent ma pensée, mes réflexions, mais aussi mes sentiments, mes sensations, mon imaginaire. Je lis beaucoup, certes, mais j’essaie aussi de vivre ce que vont vivre mes personnages.
En écrivant Dans la forêt, j’ai appris en même temps qu’elles à distinguer les plantes, j’ai ramassé, préparé et mangé des glands, j’ai testé le goût de beaucoup de végétaux comme les deux sœurs du roman, j’ai arpenté les bois, les réserves. L’une des raisons pour lesquelles j’ai aimé écrire ce livre, c’est qu’il m’a permis de comprendre et d’apprendre là où je vivais.
Il me semble que les histoires de survie qui mettent en scène des femmes sont très rares?
Oui! Absolument. Vous savez, j’aime ces romans où on doit survivre dans un monde sauvage. Mais les héros sont toujours des hommes. Et ces livres parlent souvent du combat de l’homme contre la nature, de l’homme qui dompte la nature. Dans la forêt n’est pas un livre d’affrontement ou de domination, mais l’histoire de deux femmes qui survivent dans la nature, en se glissant en elle… Elles ne le font pas contre la nature mais avec elle.
Etes-vous féministe?
D’une façon très simple: cela signifie que les hommes et les femmes ont les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Voilà. Les mêmes droits, les mêmes choix et les mêmes comptes à rendre à la société.
D’une certaine façon, le livre est aussi un hommage aux premiers habitants de la Californie, aux Indiens?
Au début, les deux sœurs font l’expérience du lieu sans vraiment réaliser que des gens, avant elles, ont vécu sur cette terre-là – et bien vécu! – des siècles durant. Finalement, lorsqu’elles le comprennent, elles réalisent d'une part des horreurs que les indigènes ont subies lorsque les Européens sont arrivés; mais aussi qu’il est possible de vivre une vie magnifique, satisfaisante et pleine, dans la nature. Pour autant, elles ne recréent pas la culture indienne, mais lui rendent hommage, en effet.
Avez-vous pris conscience de la mémoire indienne en arrivant en Californie?
J’ai eu cette révélation enfant. J’ai grandi dans l’est de l’Etat de Washington, fascinée par les Indiens et les colons, tous ces mythes. Pourtant, à l’école, il n’y avait aucune mention, rien qui nous disait que des tribus indiennes avaient vécu précisément là où je vivais. Quand je l’ai appris, ça a été une véritable révélation. Mais c’est une découverte que j’ai dû faire par moi-même. Ce savoir, je l’ai emporté avec moi en Californie, où j’ai compris que c’était pareil. Aujourd’hui, la conscience de l'ancienne présence des Indiens me paraît plus vive, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire…
La Californie est devenue, plus encore qu’hier sans doute, le lieu d’une grande tension entre l’hyper-technologie – les Gafas y ont leur siège – et une nature toujours omniprésente et riche. Ecririez-vous le même livre aujourd’hui?
Je crois que, maintenant, il serait plus difficile à écrire. Il faudrait prendre en compte le changement climatique qui pèse bien plus qu’il y a un quart de siècle. J’y ai fait quelques allusions évoquant des tempêtes, des incendies, mais la forêt dans laquelle s’enfoncent les deux sœurs est beaucoup plus préservée que celle d’aujourd’hui. Dans ce sens, Dans la forêt serait un livre différent. Puis, bien sûr, nous n’avions pas encore ce monstre à la Maison-Blanche… Mais peut-être aussi que ce livre est plus actuel aujourd’hui qu’hier.
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Vous sentez-vous une responsabilité politique en tant qu’écrivain?
Oui. Même si, comme écrivain de fiction, c’est toujours un peu oblique. Disons que mon but est d’écrire une histoire qui engage. L’une des questions que je voulais poser avec Dans la forêt n’est pas: comment devons-nous vivre désormais – ce n’est pas un manuel de survie – mais: à quoi devons-nous penser en priorité? Qu’est-ce qui compte vraiment pour nous et qu’est-ce qui peut nous guider dans les décisions que nous allons prendre pour le reste de notre vie?
Vous dites, dans un essai consacré à «Dans la forêt», avoir écouté ce que Gary Snyders, le poète, appelle «l’esprit du lieu». Vous le percevez toujours aujourd’hui?
Je ressens encore plus profondément ce lien à la terre. Lorsque j’écrivais Dans la forêt, nous venions tout juste d’arriver en Californie du Nord. Nous y habitons depuis trente ans et je continue à apprendre. En ce moment, je suis l’enseignement d’un pisteur. Il m’initie à l'identification des traces d'animaux. J’apprends même à lire leur histoire, à voir par exemple à quelle vitesse le renard qui est passé ici se déplaçait, s’il s’est arrêté pour renifler quelque chose ou pas. Un jour, avec un groupe d’étudiants, le maître a désigné une crotte. Quelqu’un a dit, c’est une crotte de dinde. Oui, a dit le maître, mais mâle ou femelle? Eh bien, aujourd’hui, je suis capable de faire la différence.
Cet été, j’ai trouvé les traces d’un lion des montagnes, une sorte de puma très gros, très sauvage, juste au-dessus de ma maison. Je n’arrête pas de découvrir de nouvelles choses sur la forêt. L’esprit des lieux n’a pas cessé de me parler.
Vous êtes en train d’écrire un nouveau livre, dites-vous, qui devrait plaire à ceux qui aiment «Dans la forêt»? On y verra passer des renards fureteurs?
Je l’espère.
Roman
Jean Hegland
Dans la forêt
Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche
Gallmeister poche, 310 p.