Livres
Depuis 1976, les Editions d’en bas, à Lausanne, donnent la parole à celles et ceux qui sont relégués dans les marges de l’histoire officielle. A l'occasion du Livre sur les quais, où la maison était invitée d'honneur, rencontre avec un éditeur engagé et gourmand des mots

Au 30, rue des Côtes-de-Montbenon, à Lausanne, un papier affiché à l’entrée indique: «Editions d’en bas, à gauche au fond du couloir». Les Editions d’en bas sont résolument «à gauche» depuis leur fondation, en 1976, par le sociologue Michel Glardon. Depuis, elles n’ont de cesse de faire parler ceux d’«en bas», les ouvriers, les «sans-voix», tous ceux qui sont relégués dans les marges de l’histoire officielle.
En 1976, le premier des quelque 500 livres publiés depuis avait pour titre: L’Assistance des pauvres au Moyen-Age dans le Pays de Vaud, une étude écrite en 1925 par une femme, Alice Briod. «Les éditons sont nées du militantisme», explique Jean Richard, leur directeur depuis 2001. «Michel Glardon, notre fondateur, disait: «Nous publions des ouvrages qui précèdent, accompagnent et suivent les luttes sociales et politiques.» Il a été l’un des premiers, par exemple, à faire paraître des témoignages de personnes sans voix, d’en bas, comme les sans-papiers. Avant lui, il n’y avait quasiment rien non plus sur les mouvements ouvriers, devenus aujourd’hui un champ important de l’histoire universitaire.» La maison compte de nombreux titres qui ont fait date: l’essai sur l’obsession de la propreté suisse, Propre en ordre, de Geneviève Heller, ou Swiss Trading SA, consacré au marché des matières premières en Suisse et coédité avec la Déclaration de Berne.
Lire aussi: Les professionnels du livre remettent l’ouvrage sur le métier
Un rêve
Depuis ses 17 ans, Jean Richard rêvait d’être éditeur. Libraire, puis collaborateur chez Zoé, il a repris les Editions d’en bas à 47 ans, sur la proposition de Michel Glardon. La maison a longtemps été soutenue par un comité, formé notamment de Gilbert Musy et d’Ursula Gaillard, écrivains et traducteurs émérites. Grâce au succès du livre Moi, Adeline, accoucheuse, témoignage d’une sage-femme publié en 1982 en coédition avec Monographic, en Valais, et vendu à plus de 40 000 exemplaires, l’entreprise s’est professionnalisée. Elle s’est tournée de plus en plus vers la littérature, tout en continuant d’alimenter le domaine des essais et des récits de vie, s’ouvrant à des projets fous, hybrides et inclassables, tel Fantômes, collaboration entre l’écrivain et universitaire Jérôme Meizoz et l’artiste Zivo, ou la traduction de Glauser, somme de 560 pages consacrée à l’œuvre de Friedrich Glauser et illustrée par Hannes Binder, maître de la gravure sur cartes à gratter.
Tout en restant fidèle à des auteurs romands (Silvia Ricci Lempen ou Pierre Lepori), les Editions d’en bas sont devenues l’éditeur de ceux d’«à côté», à savoir nos voisins helvétiques, publiant des traductions du romanche, de l’italien, de l’allemand. En partenariat avec le Service de presse suisse, la maison édite la revue Viceversa qui paraît simultanément en français, en allemand et en italien. Avec le Centre de traduction littéraire de l’Université de Lausanne, elle a aussi développé une belle collection de recueils de poèmes suisses en bilingue, grâce à laquelle les Romands peuvent découvrir en français Fabio Pusterla, Anna Ruchat ou Klaus Merz.
Lorsqu’il est arrivé, en 2001, Jean Richard a commencé par publier Triomf, de Marlene van Niekerk, une écrivaine sud-africaine de langue afrikaans. Un roman de 600 pages sur une misérable banlieue blanche de Johannesburg, écrit dans une langue que l’éditeur a apprise à l’école. Un coup de cœur. Qu’est-ce qui fait la différence entre un texte ou un autre? «J’écarte la littérature à thèse ou à message», explique l’éditeur. «Je suis sensible au travail d’écriture avant tout, à l’imaginaire, au style, au rythme… C’est cela qui m’intéresse, au point qu’il m’est arrivé d’accepter des livres en sachant qu’ils ne trouveraient pas leur public tout de suite. Mais les témoignages et les récits de vie ont permis de financer d’autres publications plus risquées.»
Lire également: En première ligne, les libraires romands jouent gros
Une équipe
Jean Richard fonctionne en équipe, avec ses deux collègues, Antonin Gagné et Pascal Cottin, et un nouveau comité de lecture, plus large, qui s’est formé depuis l’année passée. Il a développé un pôle de maisons romandes, Les Insécables (avec art&fiction, Hélice Hélas, La Baconnière et Antipodes). En 2002, il a été l’un des fondateurs de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, soucieux d’une politique du livre équitable. Toutes ces tâches, il tient à rappeler qu’il n’aurait pas pu les mener à bien sans le soutien de son épouse, Paola. La collectivité, Jean Richard l’a apprise très tôt, en Afrique australe, lui qui est né en 1953 dans le Basutoland, enclave d’Afrique du Sud devenue aujourd’hui le Lesotho.
Sa maison d’édition est le reflet de son propre parcours: «Ce qui est génial, c’est que je me sens de nulle part. Comme dit ma mère: on a notre lieu en soi. Je peux comprendre la nécessité d’avoir des racines, mais ce n’est pas une préoccupation pour moi. En cela, je rejoins un ami écrivain somalien, Nuruddin Farah, dont nous avons publié le roman Une Aiguille nue. Pour Farah, nous sommes multiples, formés et traversés par des multitudes. C’est une grande liberté de ne pas être lié à un lieu. Cela dit, lorsque je suis retourné en 1999 dans mon village d’enfance, Morija, pour le faire visiter à ma fille, j’ai éclaté en sanglots.» Fils d’un imprimeur missionnaire au Lesotho, il ne se dit plus croyant aujourd’hui, mais «imprégné par la théologie de la contestation et de la libération, par la théologie féministe aussi». Son père, à l’époque, considérait déjà Jésus comme un révolutionnaire venu relever ceux d’«en bas».
Lire enfin l'opinion: Les métiers du livre méritent un soutien particulier
Les Editions d’en bas et leurs auteurs sont invités à plusieurs rencontres au Livre sur les quais. Voir le programme sur lelivresurlesquais.ch
Quatre livres choisis dans la rentrée des Editions d’en bas:
«L’Ombre de Bloom», Reto Hänny, traduit de l’allemand par Lionel Felchlin
Roman constitué d’une seule phrase, sans point, comme une unique coulée de mots, un flux de pensées endiablé, L’Ombre de Bloom est un tour de force littéraire et un vibrant hommage à Ulysse, l’œuvre culte de Joyce. La vie du personnage Leopold Bloom est racontée sur une journée, le 16 juin 1904, à Dublin, depuis le petit-déjeuner qu’il prépare pour sa femme Molly jusqu’à son retour dans le lit conjugal, après une odyssée tourmentée dans Dublin, qui le fait passer de l’église à la maison close. Un récit hors norme, musical et drôle, écrit par un auteur suisse né dans les Grisons, ancien machiniste au Théâtre municipal de Coire.
«Tumulte postcorona – Les crises, en sortir et bifurquer», Anne-Catherine Menétrey-Savary, Raphaël Mahaim, Luc Recordon
Plus de 50 auteurs réfléchissent à la crise du Covid-19, aux fragilités qu’elle met en lumière et à la nécessité de changer de modèle pour protéger l’environnement. Pour Dick Marty, l’obsession sécuritaire met nos sociétés en danger, alors qu’Yvette Jaggi rêve de «réinventer le travail et la consommation comme contre-pouvoirs». Le collectif Grève du climat appelle de ses vœux une révolution et Christophe Gallaz fait l’éloge de la poésie, qui permet d’ébranler les intelligences.
Trois auteurs de l’ouvrage, Sophie Swaton, Dominique Bourg et Raphaël Mahaim, seront présents à Morges.
«Silences d’exils», Marina Skalova et Nadège Abadie
Entre 2016 et 2019, Nadège Abadie, photographe, et Marina Skalova, écrivaine et traductrice, ont proposé des ateliers à des femmes et des hommes exilés en Suisse. Ensemble, ils parlent de la difficulté de s’exprimer et de la manière d’exister dans une société dont on ne parle pas la langue. Les voix des intervenants s’entremêlent subtilement avec ceux de l’écrivaine, accompagnées par les belles photographies de Nadège Abadie et ses saisissants portraits. «Je ne peux parler à la Suisse, ses montagnes sont si hautes qu’elles me renverraient leur écho en pleine figure.» Marina Skalova sera présente à Morges.
«La Castration», Andréas Becker
Une exploration des bas-fonds de Paris, sur la piste d’un castrateur fou, qui sévit dans la capitale… Andréas Becker est devenu écrivain en 2012, à l’âge de 50 ans. Né à Hambourg, il refuse d’écrire en allemand et préfère émasculer la langue française pour mieux la revitaliser. Personne, en France, ne voulait publier son livre Gueules, sorti aux Editions d’en bas en 2015, inoubliable et terrible, émouvant aux larmes, inspiré des photographies de jeunes soldats mutilés par la Première Guerre mondiale. L’auteur inclassable, vivant à Paris, fera le déplacement à Morges pour le festival.