«Survivre dans le rythme millénaire de l’ombre de la lumière». Le vers est de Jean-Claude Izzo, disparu en l’an 2000, à l’âge de 55 ans. Mais l’auteur de trois lumineux romans noirs - une trilogie Total Khéops, Chourmo et Solea -, l’auteur du Soleil des mourants et des Marins perdus, le poète de L’Aride des jours et de Loin de tous rivages a survécu dans sa lumière. Il suffit d’ouvrir ses livres pour se retrouver baigné d’un soleil qu’il a raconté comme personne. Il suffit d’aller à Marseille – comme l’a fait sa biographe italienne, Stefania Nardini*, tombée amoureuse de ses livres, puis de la ville de Jean-Claude Izzo, sans l’avoir jamais rencontré – pour y croiser son ombre.

Ce n’est pas un hasard si sa biographe est Italienne. Jean-Claude Izzo, qui se considérait comme un authentique Marseillais, se proclamait aussi «rital». Son père, comme tant d’autres à Marseille, avait débarqué jeune, quittant la Campanie, Mussolini et la pauvreté. Il y était resté et servait dans des bars. Sa mère, Isabel, couturière, était fille d’émigrés espagnols. Un authentique Marseillais, donc, né le 20 juin 1945. Authentique parce que telle est Marseille, étrangère mais du lieu: «Cette ville, disait Jean-Claude Izzo en 1995, en présentant Total Khéops au festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo**, c’est la seule ville du monde où quelqu’un peut arriver avec sa valise, sans un sou en poche et se dire: je suis chez moi ici.»

Réveil du mythe

Un chercheur, Bernabé Wesley, a même pu lire, dans son œuvre, ainsi qu’il le détaille dans un bel article, «Chourmo, la nostalgie d’un autre présent»***, le reflet, sans cesse revivifié, du mythe fondateur de la ville. De ce récit qui veut que Protis, l’étranger, le marin venu de Phocée, ait été choisi au cours d’un banquet, par la princesse Gyptis, qui le préféra à tous ses prétendants: Marseille est née de cet amour avec les lointains.

Mais pour l’heure, Jean-Claude Izzo est encore adolescent, et il découvre la poésie, la lecture. Elève doué, il est pourtant voué – on le conseille aux fils d’immigrés – à une formation technique. Mais il n’aura de cesse de se rapprocher des textes et des livres. En attendant, le service militaire l’envoie à Djibouti, en 1963. Pour ce pacifiste proclamé, l’épreuve est terrible: pendant un mois, il fera la grève de la faim.

Ecrire des poèmes, des articles

De retour à Marseille, il reprend ses poèmes – il ne cessera jamais d’en écrire: «C’est vital, disait-il à Saint-Malo, J’ai besoin, à des moments, de partir dans l’aridité des jours pour reprendre la dimension de ce qu’est le monde» – et bientôt, il écrit des articles. Libraire, il publie des chroniques régulières dans la presse avant de devenir rédacteur à plein à La Marseillaise, quotidien lié au Parti communiste. Plus tard ce sera La Vie mutualiste, journal pour lequel il quittera Marseille pour Paris.

Chez Jean-Claude Izzo, les romans arrivent tard. Il publie Total Khéops en 1995, à 50 ans, sur l’impulsion du patron de la Série noire (Gallimard), Patrick Raynal, impressionné par une nouvelle de sa plume, parue dans une revue. «Le premier bouquin, c’est L’Etranger de Camus, un roman noir fabuleux. Puis, je suis tombé sur Chandler, Hammett, tous les grands de la Série noire. Comme j’étais à Marseille, la série noire, c’était vraiment ma littérature.»

Lumière palpable

Pourtant, ses romans sont singuliers, parmi les romans noirs. Sa pratique de poète y affleure tout le temps; un art de la lumière, de la citation littéraire, un désespoir existentiel et amoureux qui dépasse l’intrigue. Une ville qui vibre d’ombres, d’éclats, de tout son passé et des voyages de ses personnages. «On ne comprend rien à cette ville si l’on est indifférent à sa lumière. Elle est palpable, même aux heures les plus brûlantes. Quand elle oblige à baisser les yeux. Marseille est ville de lumière. Et de vent. Ce fameux mistral qui s’engouffre dans le haut de ses ruelles et balaie tout jusqu’à la mer», écrit-il dans Solea, dernier recueil de sa trilogie, paru en 1998.

Rien d’étonnant à ce que Jean-Claude Izzo, pourtant peu bourlingueur – Djibouti mis à part –, ait été un proche d’Etonnants Voyageurs. Ses livres ne parlent que de voyages, d’exils, de départs et de retours. Et pourtant, ils se passent presque entièrement à Marseille. Dans Les Marins perdus, les hommes de L’Aldébaran, bloqués dans le port par la faillite de l’armateur, s’inventent des histoires. Marseille est la ville où tous les chemins convergent, où toutes les histoires se nouent.

Ces voyages immobiles, déjà faits ou à faire, ou en train d’avoir lieu, c’est la mer qui les rend possibles. Elle est un personnage essentiel des livres de Jean-Claude Izzo. C’est au bord de la mer que vit Fabio Montale, c’est en mer qu’il disparaît. C’est elle que, dans la mort, contemple Rico, le SDF du Soleil des mourants.

La galère tous ensemble

Jean-Claude Izzo écoute, regarde, apprend sans cesse de sa ville et de ses inventions. Total Khéops, c’est le titre d’une chanson du groupe de rap I Am, mais aussi une manière marseillaise de parler du «chaos total», celui qui règne à l’ANPE, par exemple dit Izzo. Chourmo, le second opus de sa trilogie marseillaise sorti en 1996, porte aussi un nom du cru: «Chourmo, ça veut dire galère. Mais on l’a retourné à Marseille. […] La galère on y est tous ensemble et on rame tous ensemble pour s’en sortir. C’est aussi un club, le chourmo, où on se mêle des affaires des autres. Et ça, c’est la plus belle expression de la solidarité. Parce que dans les quartiers, on est sûr que, si tu es dans la merde, il y aura quelqu’un pour s’occuper de toi», explique-t-il à Saint-Malo en 1996.

Pas de pittoresque chez Izzo, jamais. Un regard d’aujourd’hui. Un regard pessimiste et empathique. Un regard politique. Izzo s’intéresse aux pauvres, aux émigrés, aux SDF, mais aussi aux lettrés méprisés, aux chercheurs, ses savoirs, aux mafieux, aux héros perdus, comme Clovis Hugues, ce communard de Marseille, dont il raconta l’histoire.

L’amour aussi, bien sûr. Sans cesse. Autour de Fabio Montale, autour de Rico gravitent des femmes, magnifiques. Mais ni l’un ni l’autre ne savent les garder, répète l’écrivain. Et la mort, souvent, vient se mêler de l’affaire, cueillir les amours en plein vol. «Je suis pessimiste, mais j’essaye d’écrire sur le bonheur», disait Jean-Claude Izzo. Un bonheur fugitif, fragile comme un souvenir vite balayé par le vent, mais qu’il vaut la peine de saisir dans ses pages qui parlent d’une ville et du monde, en été, au soleil de midi.


 * Stefania Nardini, Jean-Claude Izzo. Storia di un Marsigliese. Edizioni e/o, 2015

** En vidéos, sur le site d’Etonnants Voyageurs

*** Paru en 2014 dans Etudes littéraires 452

A voir: Le site consacré à l’écrivain, par son fils, Sébastien Izzo