Entretien
Fasciné par l’univers des Beats, le Genevois Jean-François Duval décrit l’importance dans la littérature américaine de Jack Kerouac, dont on fête les 100 ans de la naissance, et de son roman phare, «On the Road»

Journaliste et écrivain, le Genevois Jean-François Duval est un grand connaisseur de Jack Kerouac dont on fête cette année les 100 ans de la naissance. Il vient de publier un «roman vrai», LuAnne sur la route, avec Neal Cassady et Jack Kerouac (Ed. Gallimard, 2022), et est notamment l’auteur de Kerouac et la Beat Generation (PUF, 2012), réalisé à partir de rencontres et d’entretiens inédits avec des figures comme Allen Ginsberg, Carolyn Cassady, Joyce Johnson, Ken Kesey, Timothy Leary ou Anne Waldman. Plongée avec lui dans l’univers de l’écrivain et de son roman culte, On the Road (1957), alors que nous publions notre série d'été Sur les traces de Kerouac.
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Le Temps: Comment avez-vous découvert Jack Kerouac?
Jean-François Duval: Je devais avoir 15 ou 16 ans lorsque j’ai acheté On the Road. C’est le premier livre que j’ai lu en anglais. J’étais un ado incertain de ce que j’allais devenir, et la façon dont les jeunes héros de ce livre entraient dans la vie me fascinait. Leurs voyages, la célébration de l’amitié, les rencontres avec les filles, leur esprit rebelle… C’était une odyssée vagabonde célébrant la vie dans toute son intensité. Adolescent, on lit On the Road comme une sorte de voyage initiatique, et j’étais épouvanté par l’idée que je risquais de passer à côté de tout cela. La vie que je menais à Genève, au Collège Calvin, n’avait rien de palpitant en comparaison. Au fond, j’étais victime du syndrome de Don Quichotte: un type qui a beaucoup lu, et qui aspire à se jeter sur les routes en chevalier errant, en vagabond, pour se livrer à toutes les fantaisies que lui réserveraient les détours du chemin…
Le livre vous a d’abord décontenancé. Mais vous y êtes quand même revenu. Effectivement. Je m’y perdais du fait des nombreux personnages que Kerouac ne prenait pas du tout la peine de caractériser comme le font les romanciers traditionnels. Surtout, son écriture spontanée différait du tout au tout de celle, très composée, d’un Flaubert ou d’un Chateaubriand, mes idoles de l’époque. Quand Kerouac écrit, son écriture ne «représente pas» la vie de la même façon qu’un peintre nous montre son sujet, à bonne distance sur la toile. Non, son écriture se confond avec la vie elle-même, elle obéit à son flux, elle est la vie! Une chose à explorer dans toutes ses variations et virtualités, de la même façon qu’un Charlie Parker se lance musicalement dans les plus folles improvisations. Autrement dit, Kerouac se fiche éperdument de l’intrigue, c’est l’élan, le flux musical qui compte, l’écriture improvisée, le son de la langue. Pas besoin d’intrigue: celle de notre propre existence n’est-elle pas déjà bien énigmatique, suffisamment difficile à dénouer?
La lecture de la plupart des livres nous «comble» et une fois qu’on les a lus, on passe au suivant… Avec Kerouac, ça ne marche pas comme ça
Mais, oui, un peu perdu au début, il m’a fallu des décennies pour y revenir. La lecture de la plupart des livres nous «comble» et une fois qu’on les a lus, on passe au suivant… Or, avec Kerouac, ça ne marche pas comme ça. Son écriture agit en nous, elle est contagieuse, elle nous enfièvre. Comme me l’avait dit une fois Philippe Djian, elle nous donne l’envie de taper du pied, de battre la mesure, c’est-à-dire d’écrire nous-même. Si la lecture d’On the Road à 16 ans avait créé en moi un manque, il importait maintenant que je le comble moi-même. A un moment donné, je me suis aussi aperçu d’une chose fantastique: bien des personnages d’On the Road, en dehors de Neal Cassady et de Jack Kerouac morts jeunes à respectivement 42 et 47 ans, étaient toujours bien vivants. Pourquoi ne pas les rencontrer? Je savais que Kerouac avait passablement «magnifié», «transfiguré» les êtres et les événements. Je voulais donc aussi répondre à cette forme de curiosité qui est innée en nous: le besoin de connaître «ce qui s’était réellement passé».
C’est ce que vous avez fait pendant une vingtaine d’années, au fil de vos voyages et reportages aux Etats-Unis.
Oui, j’ai tenté de remonter des pistes, ce qui était en soi passionnant, donnait à mon entreprise l’allure d’une quête. Après avoir lu On the Road, je pouvais moi-même «entrer de plain-pied dans ce même roman», en découvrir les personnages, les arrière-plans, les non-dits. Si j’avais jadis fait la connaissance «littéraire» de Carolyn Cassady en lisant On the Road, où son rôle est celui d’une Pénélope, je la rencontrais maintenant en chair et en os, à Bracknell, en Angleterre, où elle s’était retirée. Même chose avec LuAnne Henderson, «Marylou» dans On the Road, qui en 1997 m’embarque dans sa Chevy rouge à San Francisco, m’entraîne sur la route, et dont la rencontre m’a tant marqué que j’ai tout de suite su qu’un jour je ferai d’elle le personnage principal d’un roman futur… C’était une façon de revisiter On the Road bien sûr. Mais cette fois-ci à travers un regard féminin, celui de celle qui était alors une teenager, 16 ans à l’époque, et qui était aussi la seule fille à avoir partagé la vie de Cassady et de Kerouac dans la poussière et sur le bitume. LuAnne a été merveilleuse, elle tenait le volant de sa voiture, m’entraînait à sa suite, avec la même jeunesse, la même espièglerie, la même spontanéité qui avaient dû être les siennes quand elle était aux côtés de Jack et Neal. Fiction et réalité se confondaient. Que pouvais-je rêver de plus?
Vous êtes parvenu à une meilleure compréhension de la Beat Generation. Comment définissez-vous ce mouvement?
Les Beats sont dès 1944 un noyau de quelques jeunes écrivains en devenir, dont Kerouac, Ginsberg et Burroughs. Lorsque les médias s’intéressent un peu à eux à la fin des années 1940, on leur demande comment ils se qualifieraient… Kerouac, inspiré par son ami junkie Herbert Huncke, qui pratique l’argot noir des bas-fonds new-yorkais, a toujours à la bouche l’expression «Man, I’m beat», c’est-à-dire «je n’ai pas la forme, je suis abattu, dans la dèche, sans le sou, au bout du rouleau…». Avec son ami écrivain John Clellon Holmes, Kerouac, faute de mieux, jette cette expression en pâture aux journalistes. A l’origine, le mot «Beat» ne désigne donc qu’un minuscule noyau d’écrivains qui n’en mène pas large au sortir de la guerre, mais qu’anime tout de même un peu le tempo «beat» du jazz. Kerouac s’aperçoit ensuite du caractère négatif que l’expression prend dans les médias, et il tente de l’infléchir, de lui donner un sens spirituel: être «beat», dit-il désormais, c’est être dans un état de «béatitude».
Cela dit, tout cela reste encore très limité, on reste encore très loin du phénomène de la Beat Generation. Celle-ci ne naît véritablement que dix ans plus tard, en 1957, lorsque On the Road est publié et remporte un énorme succès. L’appellation prend alors une connotation beaucoup plus sociologique. Elle caractérise toute une génération de baby-boomers qui trouve soudain dans les œuvres de Kerouac, Ginsberg, Burroughs et de maints autres, le reflet, la cristallisation de toutes ses aspirations. L’expression gagne encore en audience médiatique lorsque, en novembre 1957, l’URSS lance dans l’espace la chienne Laïka à bord d’un Spoutnik. On the Road, publié deux mois plus tôt, est déjà sur orbite, connaît un succès foudroyant. Du coup, les médias choisissent de baptiser «beatniks» cette génération qui exactement au même moment prend son envol et explose au grand jour.
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Puis, comme on le sait, les hippies ont succédé aux beatniks dans les années 1960, et se sont lancés dans la foulée sur toutes les routes du monde, s’intéressant aux philosophies orientales, ouverts à quantité d’autres valeurs… Et le phénomène s’étend au monde entier. Notamment dans la «vieille Europe». Après la guerre, la culture et la contre-culture américaines imprègnent la vie quotidienne de tout un chacun: on porte jeans et t-shirt, les Beatles et les Stones adaptent les bluesmen américains. Jean-Philippe Smet se fait appeler Johnny Hallyday. Quantité de barrières craquent: avec la pilule et la libération sexuelle, on assiste à l’émancipation féminine. Les prudes Anglais arrivent même à inventer la minijupe avant les Américains, c’est dire…
Mais quelle place précise Kerouac a-t-il eue dans tout cela?
Si On the Road en 1957 a cristallisé toutes les aspirations sociologiques et culturelles de la jeunesse du baby-boom, c’est aussi que la société elle-même bougeait. Pour le comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Il s’est produit un décalage temporel étonnant que Kerouac n’avait certainement pas prévu: il avait commencé à écrire de premières versions de son livre dès 1948. Et en 1951, entouré de ses manuscrits et carnets, il tape en trois semaines un manuscrit à peu près définitif sur le fameux rouleau de 36 mètres. Son livre attendra encore six ans avant d’être publié, sous une forme d’ailleurs édulcorée.
Une volonté de percer les portes de la perception, d’aller loin, toujours plus loin…
A ce moment-là, comme je l’ai dit, il se trouve alors en présence d’une nouvelle génération et d’un lectorat qui, pour toutes sortes de raisons socioculturelles, se sentent en phase et se reconnaissent subitement dans ce qu’il avait écrit dix ans plus tôt. Au cinéma passaient des films comme La Fureur de vivre avec James Dean, L’Equipée sauvage de Marlon Brando, Graine de violence de Richard Brooks. On assistait à l’explosion du rock’n’roll avec Little Richard, Chuck Berry et Elvis Presley, à une libération des mœurs, à un ébranlement (certes encore léger) de certaines barrières sociales et raciales, à une volonté de percer «les portes de la perception», d’aller loin, toujours plus loin… Le psychédélisme était censé «ouvrir» l’esprit. On s’éveillait à l’écologie. Les femmes s’émancipaient et s’affirmaient de plus en plus. Bref, un vent de liberté soufflait, qui rompait complètement avec l’Amérique traditionnelle, prude et sclérosée d’après-guerre.
Les éditeurs, attentifs à ces bouleversements sociaux, se sont soudain rendu compte que les manuscrits de Kerouac «collaient» à l’esprit de l’époque. Et ils se sont mis à publier tous les romans inédits de lui qu’ils avaient remisés dans leurs tiroirs. Ils ont d’ailleurs été probablement beaucoup plus sensibles aux résonances sociologiques de son œuvre qu’à ses innovations et à ses réelles qualités littéraires. L’université continuait d’ailleurs de snober Kerouac. C’est cette espèce d’énorme malentendu quant à son œuvre qui l’a détruit: il voulait être reconnu comme un grand écrivain, l’égal d’un Joyce ou d’un Proust, et voilà qu’on le sacre «roi des Beats», icône d’une génération, façon rock star. Ce n’est pas du tout ce qu’il voulait.
«On the Road» l’a précipité dans la gloire, mais c’est donc aussi le roman qui l’a mené à sa fin…
C’est un chef-d’œuvre littéraire qui a en effet littéralement tué à la fois son auteur et son héros. Du jour au lendemain, grâce à un article du New York Times, Kerouac a connu une célébrité subite. On voit en lui un nouvel Hemingway. Il a reçu des centaines de sollicitations, est notamment passé à la télévision devant 40 millions de personnes. Or, c’est un timide, pas du tout fait pour ça. Lui qui jusque-là ne buvait quasiment que de la bière, peu coûteuse, s’est mis à carburer aux alcools forts. Très vite, il sombre dans l’alcoolisme et commence à s’autodétruire. Autrement dit, il a paradoxalement vécu son succès avec un profond sentiment d’échec. Les couvertures de ses livres devenaient toujours plus aguicheuses, avec des pin-up et des bad boys. Les six ou sept livres inédits qu’il avait écrits avant On the Road, restés jusque-là en rade, se révèlent des filons pour les éditeurs. Et l’on voit bien que ceux qu’il a écrits et publiés après, eux, ne traduisent plus le même enthousiasme devant la vie, leur ton devient désenchanté, teinté d’amertume. Dans Big Sur, Satori à Paris, Vanité de Duluoz, un certain désabusement remplace la célébration de la vie.
Cassady se savait humain, trop humain
Le succès du livre a aussi tué Neal Cassady, le héros bien réel d’On the Road (Dean Moriarty), autant qu’il l’a divinisé. Kerouac en avait fait quasi un demi-dieu, un «surhomme» dans le bon sens du terme, et Cassady se savait humain, trop humain. Quand il s’est découvert dans le miroir d’On the Road, il a littéralement été médusé. Même si cette reconnaissance publique le ravissait, On the Road a pris pour lui le visage de la Méduse. Jusqu’alors il était un être «en mouvement, en devenir». Le livre de Kerouac le figeait, le pétrifiait, le statufiait, le métamorphosait en un personnage dont certains aspects lui faisaient horreur. La pression médiatique a fait qu’il s’est senti contraint de se conformer à l’image que le livre donnait de lui. Le livre a pris son héros au piège, autant qu’une araignée capture et retient sa proie dans la toile qu’elle a tissée.
Le 12 octobre 1969, neuf jours avant sa mort, un journaliste du «St. Petersburg Times» de Floride publie un article basé sur sa dernière interview. Il avait 46 ans, vivait avec sa troisième femme et sa mère paralysée et révélait qu’il ne sortait plus vraiment. Kerouac a vite sombré dans l’oubli après sa mort…
C’est vrai, dans les années 1960, ses livres sont même devenus difficiles à trouver. Le monde continuait de changer, d’évoluer. Les remises en question de la société générées par les Beats, puis par les beatniks, les hippies, se sont politisées. Kerouac, lui, était apolitique, il ne votait pas. Contrairement à Ginsberg et tous les autres, il n’était pas contre la guerre du Vietnam. Simplement anticommuniste comme la majorité des Américains.
Du coup, Kerouac, en tant que personne, est soudain apparu comme réactionnaire: au lieu de lutter et de se battre pour des causes nouvelles, il restait noyé dans l’alcool, et ne proférait plus que des stupidités. Il s’est brouillé avec tous ses amis beat, tout particulièrement avec Allen Ginsberg, qui lui, en première ligne avec des gens comme William Burroughs, Jean Genet, Bob Dylan, Joan Baez, est devenu le vrai porte-parole de tous les mouvements de contestation, contre la guerre, pour les droits des gays, etc. Kerouac préférait rester dans son coin. Il vivait chez sa mère, avouant même à quelques-uns son désir de se suicider par l’alcool. Il était complètement dépassé par cette Amérique qu’il avait pourtant contribué à lancer sur de nouvelles routes…
Comment a-t-il du coup été redécouvert?
Cela a commencé à partir des années 1980. Les années 1980, c’étaient les années fric, l’homme unidimensionnel, la pensée unique, bref un nouveau et terrible conformisme. Plus rien ne comptait que l’économique. Les héros, c’étaient les top managers. Les valeurs étaient devenues plus matérielles que jamais. Songez à l’aura d’un Bernard Tapie en France dans ces années-là. Les années 1980, c’était aussi le retour à un individualisme forcené, le règne de l’individu roi. On a connu quelques sursauts. Les punks, qui s’inscrivaient clairement dans la continuité de la Beat Generation, l’annonçaient dès les années 1970: «No Future». La jeunesse a commencé à douter du sens qu’elle pouvait donner à sa vie. Par ailleurs, quantité de femmes, dont Carolyn Cassady, Joyce Johnson, etc., ont publié leurs souvenirs des années beat, rappelé une époque qui n’existait plus, d’autres idéaux. Tout autour de la planète, beaucoup d’écrivains se référaient encore aux Beats. Un poète comme Gary Snyder, grand ami de Kerouac, défendait ardemment la cause écologique. Et en 1982, un événement monstre – une semaine de conférences et de retrouvailles – a réuni à Boulder, dans le Colorado, tous les grands noms de la culture et de la contre-culture beat, de Ginsberg à Burroughs en passant par des centaines d’autres.
Un moment déterminant…
Oui, et qui a complètement ressuscité le mouvement, et suscité l’intérêt des plus jeunes générations, reconnaissant dans cette mouvance beaucoup de leurs aspirations. Depuis des années, la braise n’avait pas cessé de couver sous la cendre: la musique rock (Burroughs était une icône rock), les festivals, ont aussi joué un rôle considérable dans ce beat revival. Patti Smith propageait la bonne parole. Le cinéma lui aussi était de la partie, avec les films de George Lucas, Scorsese, Milos Forman, Gus Van Sant, Wim Wenders. Johnny Depp, au faîte de sa carrière, achète aux enchères le manteau de Kerouac. La chaîne de vêtements Gap utilise des photos de Kerouac pour vendre à large échelle ses pantalons au look cool et décontracté.
Et vous-même avez rencontré Allen Ginsberg en 1994, dans sa cuisine du Lower East Side.
Oui. J’avais précédemment rencontré Charles Bukowski en 1986, l’un des principaux contempteurs de l’American Dream. Dans la foulée, j’ai voulu rencontrer tous les acteurs de la Beat Generation qu’il m’était encore possible de voir: Carolyn Cassady, la deuxième épouse de Neal; Joyce Johnson, petite amie de Kerouac en 1957 quand il rencontre le succès; Timothy Leary, le grand prêtre du LSD; Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou qui avait mis Cassady au volant de son bus psychédélique Furthur au milieu des sixties, etc. C’est de là que sont nés deux de mes livres, Buk et les Beats, puis Kerouac et la Beat Generation.
Et surtout ce nouveau roman… Ce «roman vrai» a «infusé» dans ma tête pendant vingt ans, et ce n’est qu’après ce temps de maturation que j’ai pu lui donner la forme que je voulais. LuAnne Henderson, Marylou dans On the Road, s’est merveilleusement prêtée au jeu, de manière toute spontanée. Elle était si émue qu’elle a même fini en larmes contre mon épaule lorsque nous nous sommes quittés. De manière extraordinaire pour moi, elle m’offrait un regard féminin sur toute cette épopée, celui de celle qui avait épousé ce mauvais garçon de Neal Cassady à l’âge de 15 ans. Et qui avait traversé une partie de l’Amérique nue sur la banquette d’une Hudson 49, entre Cassady dont elle venait de divorcer, à l’âge de 17 ans, et Kerouac avec qui elle a eu une brève liaison. Grâce à elle, il m’était possible de faire revivre sous un autre angle, de ressusciter toute cette légende, et même de me la rendre à moi-même beaucoup moins confuse que lorsque j’avais lu On the Road à 16 ans.
Justement: à quel point «On the Road» est-il autobiographique?
Aucun personnage n’est fictif, ils sont tous inspirés de gens qui ont existé en chair et en os. Je dirais qu’On the Road est à 95% autobiographique. Ce côté est d’ailleurs présent dans toute l’œuvre de Kerouac. Dans sa première version, il avait conservé les vrais noms. Le problème pour Kerouac, c’est qu’averti par les avocats des maisons d’édition et sans le sou, il était terrifié à l’idée d’être attaqué en justice par «ses personnages». Comme c’était la coutume à l’époque (et encore aujourd’hui), il ne fallait pas qu’on puisse les identifier. Il change les noms, déplace même certaines scènes de New York en Californie. Moi-même, aujourd’hui, je n’ai utilisé le nom de LuAnne qu’en demandant l’autorisation à sa fille Anne Marie (qui a le même âge que moi!). J’aurais aussi pu garder mon nom propre. Mais, en tant que narrateur, je me suis vite aperçu que mon écriture s’en trouvait comme entravée. J’ai décidé qu’elle m’appellerait Jerry (nom qu’elle ne m’a jamais donné), mais qui me «libérait» totalement en tant que narrateur. Comme LuAnne, Marylou dans On the Road, je pouvais ainsi devenir un personnage mi-réel et mi-fictif. C’est-à-dire beaucoup mieux assumer ma qualité de narrateur.
Diriez-vous qu’il existe une sorte de «mythe Kerouac», à cause de cette gloire non assumée? Quelle place occupe-t-il vraiment au sein de la littérature américaine?
Truman Capote l’a démoli, estimant qu’il se bornait à «taper à la machine». Je suis d’ailleurs persuadé qu’il n’a jamais lu The Town and the City ( «Avant la route»), le tout premier roman de Kerouac, paru en 1950, sept ans avant On the Road, dont le style à la Thomas Wolfe répondait très bien aux critères de la littérature telle qu’elle s’écrivait alors. C’est un très bon livre. Mais Capote, et beaucoup d’universitaires à l’époque, n’ont rien compris à l’écriture de Kerouac, désormais considéré comme un classique. Imaginez que le jeune Bob Dylan déclarait déjà ouvertement que Kerouac était à son avis le premier écrivain à écrire en langue américaine! C’est-à-dire en rompant radicalement avec les traditions littéraires de la vieille Europe, qu’avaient respectées des écrivains comme Henry James ou Theodore Dreiser. Je laisse à Bob Dylan la responsabilité de cette affirmation, car il me semble qu’avant Kerouac Hemingway a aussi amené une sacrée rupture par rapport à la littérature du Vieux-Continent. Mais là où Hemingway se préoccupe encore de «raconter une histoire» au lecteur, Kerouac s’en soucie beaucoup moins. Tel un jazzman, il se montre tout simplement content de jouer de son instrument, la langue elle-même. Il croit que c’est la meilleure manière d’en rendre l’essence, la beauté et de la donner en partage, comme un musicien partage sa musique.
Qui serait Jack Kerouac dans l’Amérique d’aujourd’hui, plus polarisée que jamais en pleine année cruciale des «midterms»?
Question délicate, puisque Kerouac s’est tristement montré réactionnaire tout au long des années 1960. Et tout juste bon à s’abrutir dans l’alcool. Je crois que le Kerouac des dernières années le ferait encore plus s’il avait connaissance de l’Amérique d’aujourd’hui. Tant elle s’écarte du rêve, du Grand Poème qu’elle composait à ses yeux dans sa jeunesse. En amateur de jazz, Kerouac voyait parfaitement en quoi les Etats-Unis, dans leur melting-pot, s’offraient comme un gigantesque chorus, dont il s’agissait d’écouter et de faire entendre les multiples voix, dans toute leur diversité, émanant de tous les horizons et composant un ensemble uni, harmonieux et fécond.
A titre personnel, lui-même était fier de la diversité de ses ascendances, se savait Breton par ses aïeux paternels, et avec de possibles ascendances amérindiennes du côté de sa mère. Beaucoup de ses amis musiciens et écrivains étaient des Noirs. Lui-même avait un faible pour les filles de couleur: Bea Franco dans On the Road est Mexicaine pur jus. Celle qu’il appelle Mardou dans Les Souterrains était Afro-Américaine. Son Amérique, c’était celle d’Emerson, de Thoreau, de Walt Whitman. Il aurait été sidéré par la construction d’un mur séparant le Texas du Mexique, sidéré aussi par la prise du Capitole. Il était en faveur de l’avortement et en 1952 s’était montré très réticent à l’idée que sa deuxième femme, Joan Haverty, garde leur bébé (Jan Kerouac, une fille décédée en 1996). Il était sans le sou et se sentait dans l’impossibilité d’assumer une vie familiale. Et s’il fallait un dernier argument sur la position qu’adopterait Kerouac aujourd’hui, rappelons qu’On the Road est au nombre des cinq livres favoris du président Obama, avec les œuvres de Toni Morrison, James Baldwin, Gandhi et Shakespeare.