Jean-Luc Benoziglio est décédé hier dans un hôpital parisien, il venait d’avoir 72 ans. C’est avec «la voix des mauvais jours et des chagrins rentrés» (titre de son avant-dernier roman) qu’on voudrait rendre hommage à cet écrivain discret et attachant qui, sans faire de bruit, a élaboré une œuvre riche d’une quinzaine de romans et accumulé de nombreux prix. «Œuvre», il n’aurait pas aimé le terme, trop lourd, lui dont le talent était tout dans les jeux de mots et l’autodérision teintée de mélancolie, sur les traces de Laurence Sterne, de Queneau et de Perec.
«Beno», comme tout le monde le nommait à sa suite (Beno s’en va-t-en guerre, en 1976 était son quatrième roman), Beno était-il un auteur suisse ou français? Depuis 1966, il a vécu à Paris, travaillé dans l’édition française, publié tous ses livres dans la collection «Fiction&Cie» au Seuil. Mais, dans la plupart d’entre eux, on trouve des allusions à son enfance, à l’histoire suisse, à l’attitude des autorités pendant la guerre: «Je ne cesse de m’interroger pour savoir si, malgré tout, je ne sais trop comment, nous, la Suisse, n’aurions pas pu en faire davantage, qu’est-ce que vous croyez?» demandait-il dans un entretien.
D’Andrinople à Malévoz
A vrai dire, les origines de Jean-Luc Benoziglio sont bien plus lointaines: Nissim, son père, était d’origine turque, d’une famille juive séfarade ayant fui l’Espagne en 1492. Arrivé en Suisse en 1920, il est devenu psychiatre, directeur de l’Hôpital de Malévoz, en Valais. Selon son fils, un homme introverti, soucieux de se fondre dans un environnement catholique et pas forcément ouvert aux étrangers.
La mère, beaucoup plus jeune, vite divorcée, était d’origine italienne: une famille chaleureuse, bruyante, à l’opposé de ce père secret qui n’évoquait jamais ses racines. «Je me suis demandé si les deux évangélistes, Jean et Luc, n’étaient pas là tout exprès pour interdire l’accès au côté juif de mon nom de famille», disait Beno avec son ironie souriante.
Le burlesque et la grande histoire
Sur la couverture de Cabinet-portrait (Prix Médicis 1980) figure une des rares photos de famille, datant du début du XXe siècle. Dans ce roman, peut-être son plus beau, il évoque avec beaucoup d’humour la ville natale de son père, Andrinople, aujourd’hui Edirne, à la frontière gréco-turco-bulgare, changeant de nationalité à chaque traité. On y voit un supporter maladroit qui se trompe chaque fois de pays en criant son soutien à l’équipe de foot locale et se fait casser la figure. Ce rapport burlesque à la grande histoire cache une gravité et une mélancolie très pudiques. On trouve l’écho de la crise de Chypre dans Beno s’en va-t-en guerre. Le destin de la petite fille, héroïne de Le jour où naquit Kary Karinaky (1986), est mis en parallèle avec les événements de l’après-guerre, car elle voit le jour en 1948.
«Laisser quelque chose à deviner»
Benoziglio a créé un alter ego, maladroit, inadapté, sympathique et toujours en porte-à-faux, que ce soit ce pauvre Louis Capet, l’amoureux transi de Tableau d’une ex, ou le pharaon progressiste de La Pyramide ronde, mal compris par son peuple. Depuis Quelqu’un bis est mort, en 1972, il a publié un roman tous les deux ou trois ans, le dernier étant ce Louis Capet, suite et fin, qui lui valut, en 2005, le Prix Dentan et le Prix des auditeurs de la Radio suisse romande. Toujours, il a joué avec les mots, les contraintes et les ellipses: «Je crois fermement, avec le Sterne de Tristram Shandy, que vouloir tout dire est un manque de savoir-vivre. La plus grande preuve d’estime envers le lecteur est de lui laisser quelque chose à deviner.»
Un de ses plus grands bonheurs d’écrivain, il l’a connu comme traducteur: pour les Editions Bayard, Frédéric Boyer avait confié une nouvelle version de la Bible à des auteurs contemporains en tandem avec des philologues. Aux côtés de Jean Echenoz, François Bon et bien d’autres, il a recréé le Deutéronome, les Juges et les Lettres de Paul aux Thessaloniciens.