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Ramuz avait dit: y va bien! quand la serveuse lui avait fait goûter le vin. Il lui avait demandé de quel pays elle venait. J’avais déjà la réponse parce que je savais toute l’œuvre, j’aurais voulu le communiquer au grand sachem, j’étais impatient de montrer que j’étais fan, dans la mort on a l’esprit malin on s’en fiche des fans et fan-club dans la mort on vit au-dessus de ça. Je lui ai alors cité sa merveilleuse interprétation du silence dans la beauté chapitre IV verset 42: «Elle a été tellement silencieuse qu’elle semblait faire du silence dans le silence, elle semblait ajouter au silence en avançant.»
Oui mais c’était à moi, je me disais dans mon rêve, de rendre l’instant inoubliable, de lui demander une dédicace personnalisée avec un selfie de nous deux. Le vin blanc était un peu amer mais c’est le goût qu’on a dans la bouche quand on dort qui fait ça. C’était un rêve qui prenait son temps, nous avons fini la bouteille et Charles Ferdinand en a recommandé une même un tantinet plus fraîche, la fraîcheur favorisant la pétulance du blanc, j’arrêtais pas de me pincer pour voir si c’était vraiment vrai, j’étais là avec le plus grand poète de tous les temps, je demande à la serveuse si elle sait qui c’est avec moi là? elle regarde intensément mon voisin et elle demande si c’est le Général Guisan? arrr, mais non! c’est Ramuz! Ramuz? non, ça me dit rien, Landru peut-être mais Ramuz jamais vu. Mais peut-être lu? Encore moins vous croyez que j’ai le temps de lire?
Témoin benêt dans le film
C’est vrai ça, ai-je dit à mon ami Ramuz (dans le rêve que je racontais à Serge Azelli en essayant de me souvenir au plus près des images) après l’envoi de la deuxième tournée de Fendant, santé! à la littérature suisse! mais peut-être que Ramuz allait se vexer, suisse, lui qui avait allègrement passé la frontière pour se faire appeler Ramuse de l’autre côté, c’est vrai ça, comment prendre le temps de dire si on a déjà plus le temps de vivre? Ramuz n’écoutait pas, Ramuz décrivait la serveuse, plutôt son amoureuse, il lui jouait de l’accordéon, il la faisait vibrer sur des notes baladeuses. Moi j’étais témoin, témoin un peu benêt dans le film. Il me dit, Ramuz me tutoie une bouteille et demie et on est déjà copains, il me dit: il faut pas te sentir gêné, moi aussi, vers la fin de ma vie je cherchais dans tous les tiroirs de mon inspiration et c’était vide. Non mais ho! vide? moi? non, je croyais pas, même si je me posais la question suivante: si d’aventure vous rencontriez Ramuz, qu’auriez-vous à lui demander? on est toujours plus intelligent après, surtout qu’ici en plus nous étions déstabilisés par l’appel du large de la serveuse.
Heu… ah oui, j’ai une question: dans Farinet, Thérèse c’est le portrait de votre femme et l’autre, la jeune c’est… c’est finalement tout le temps la même histoire… j’avais terminé ma question en eau de boudin parce que je voyais bien, il était au-dessus de ça. L’interprétation, m’a répondu Ramuz, tout dépend de l’interprétation, des musiciens que vous avez dans la tête, moi je fais la partition, vous, toi tu l’interprètes dans ton coin; c’est vrai que ça fait vachement du bien.
On est des charlots
J’ai voulu lui lécher un compliment et j’ai dit: vos romans sont un corps à corps avec la Poésie? Qu’entendez-vous par Poésie? m’a-t-il posé comme lapin. Ben… j’avais tout un fouillis d’arbres de branches de tapis d’ail des ours, de jonquilles, c’était le printemps au bord de l’eau d’où sortait une Ursula Andres revisitée, la poésie? ben… c’est la capacité de créer des images à partir de rien et de tout et nos regards se croisaient pas, tous deux en ligne droite nos quatre yeux sur la serveuse de dos, de dos aussi on en ferait bien un poème, une prière en hommage à la vie. Elle est passée au loin en m’adressant un signe de la main.
Il s’agissait aussi de mettre de la couleur sur toutes ces phrases en même temps sur les ciels et sur la terre. Du noir et blanc de l’imprimeur jaillissaient des feux d’artifice.»
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C’est là que mon ami Azelli m’a dit: ouais bon, Ramuz, ce serait le moment de passer à autre chose! J’étais scandalisé, à autre chose? Ouais et Serge Azelli a encore prétendu que Ramuz n’avait pas d’humour, alors que pas du tout, il faut lire et relire pour sourire, par exemple, un exemple, je cite mon gourou: on est des charlots, on rigole, non! Je cite Ramuz dans Farinet ou la fausse monnaie quand les flics lancés à la poursuite de mon héros parviennent dans la petite auberge du village de montagne où Farinet compte que des alliés: «Il n’y avait donc eu que le patron dont le ventre en forme de sac faisait aller en avant la chemise. Malgré sa ceinture de cuir, son pantalon ne tenait pas. Tout le temps, il le remontait. Il était allé à la rencontre des gendarmes dans le corridor, sans avoir l’air étonné de leur présence; et, tout en tirant sur ses poches pour remonter son pantalon: – Non, disait-il… Non, je ne l’ai pas vu… Je ne sais rien…»
Jean-Pierre Rochat
D’abord berger en Suisse alémanique puis dans le canton de Vaud, Jean-Pierre Rochat est devenu fermier et éleveur de chevaux. Il poursuit son travail d’écrivain et celui de paysan depuis plus de quarante ans. Il vit à la Bergerie de Vauffelin, près de Bienne.
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Profil
1953 Naissance à Bâle.
1982 «Scènes de la vie agricole» (Editions de la Louve).
1984 «Berger sans étoiles» (Eitions d’en bas).
2006 «Mon livre de chevet empoisonné» (La Chambre d’échos).
2012 «L’écrivain suisse allemand» (Editions d’autre part), Prix Dentan.
2017 «Petite Brume» (Editions d’autre part).