Sur la rive, il serait du genre à recueillir Lazare. Jérôme Garcin ressuscite les morts trop vite oubliés. C’est sa distinction. L’autre jour, à la Société de lecture à Genève, il raconte le destin sidérant de Jacques Lusseyran, cet homme qui voit la lumière en 1924, perd la vue à 8 ans dans un accident épouvantable, et réussit pourtant brillamment son lycée à Paris, porté par des parents admirables. Cette figure, qui s’exilera après la guerre aux Etats-Unis où il est adulé, est au coeur du Voyant (Gallimard), dernier livre de l’écrivain et journaliste français.

Ferme dans ses arçons

Sous les lambris, une centaine de têtes forment comme une haie d’honneur, captives d’une ombre. Jérôme Garcin parle clair, ferme dans ses arçons. Et vous imaginez ce Jacques aveugle à la crinière léonine que des demoiselles ardentes couvent du regard. La France de Pétain sombre dans l’ignominie, il a 17 ans, il voudrait être professeur, mais une loi interdit aux handicapés l’accès à la fonction publique. Il crée alors dans son lycée un réseau de résistants, les Volontaires de la liberté. Plus tard, il sera trahi, arrêté et déporté à Buchenwald. On le jette dans le petit camp, là où s’entassent les culs-de-jatte, les manchots, les tuberculeux. Le miracle se produit: il survit.

Jérôme Garcin, 59 ans, est stendhalien de tempérament, tendance Fabrice Del Dongo, cet étourdi amoureux qui cavale dans La Chartreuse de Parme. Il admire, il s’éprend, il révèle. La lettre l’enveloppe, l’opéra le transperce, le théâtre l’éclaire. Chaque dimanche soir, depuis un quart de siècle, il lance sur les ondes de France Inter: «Le Masque et la Plume.» Ecoutez sa voix, elle est gourmande et amusée, c’est celle d’un hôte qui a choisi la bouteille du soir en pensant à l’humeur de ses invités.

Lire et écouter: des extraits marquants de l'émission, Le Masque et la plume, que du plaisir entre les oreilles

Guetteur est son métier

Et puis il faut le voir, au studio Charles Trenet, chemise blanche débonnaire, saluer d’un geste épiscopal une foule frigorifiée mais impatiente. A sa table, quatre critiques passent en revue les livres, les pièces ou les films qui font l’actualité. Ils éreintent, ils encensent, ils chiffonnent, on les suit pour cela. L’émission vient de fêter ses soixante ans, elle fédère près de 800 000 auditeurs, «en France comme au Japon ou aux Etats-Unis, grâce au podcast», note Jérôme Garcin. Le Masque et la Plume est une ambassade française.

Guetteur est son métier. A 20 ans, Jérôme Garcin n’imagine pas d’autre vie que celle-ci: lire jusqu’à plus soif, comme son père, Philippe, éditeur et essayiste mort à 45 ans d’une chute à cheval; et jeter sur la page ses enthousiasmes, ses agacements, aux Nouvelles littéraires jadis, à L’Obs aujourd’hui où il règne sur les pages culturelles. Il aurait pu se satisfaire d’être ce mandarin courtisé, redouté et espéré; ce hussard pressé de claironner la bonne nouvelle; ce mari subjugué à jamais par la muse de sa jeunesse, Anne-Marie, la fille de Gérard Philipe. Il aurait pu secrètement dialoguer avec Olivier, son frère jumeau tant aimé qu’un chauffard catapulte dans l’autre monde sur une route de campagne. Il n’avait pas six ans.

Mais il est devenu écrivain. «Non, pas écrivain, corrige-t-il dans un bureau de la Société de lecture. Je fais des livres et je ne pensais pas que j’en ferais. Je travaillais comme un fou, j’étais un journaliste heureux, je rencontrais des écrivains, des acteurs. La vie était facile. Mais je faisais l’autruche. J’étouffais tout ce qui m’habitait.» Un jour pourtant, il a bien fallu que le masque tombe, comme il dit. Il est sur la plage dans cette Normandie qui l’aimante, avec son épouse Anne-Marie. Il regarde leurs enfants, Clément, Jeanne et Gabriel, six ans, qui fait du poney. «Papa, essaie…» Depuis la mort de son père, il a les chevaux en horreur.

Il aime ça, le tape-cul

«Viens, papa…» Alors, il se laisse tenter. Surprise, il aime ça, le tape-cul. Cet été-là, il renaît. Bientôt, il s’échappe seul en forêt. «J’ai eu l’impression alors de vivre le dernier galop de mon père et ce que je vivais comme un moment noir m’est apparu autrement. Le cheval a été sa libération, des années après la mort de mon frère, il il ruminait une tristesse sans fond.»

La bête l’élève. Des voix enfouies exigent leur dû. «La selle est devenue mon divan.» C’est en chevauchant qu’il se reformule. «Je mettais pied à terre et j’écrivais, c’était physique, je n’avais qu’à recopier ce que je m’étais raconté.» C’est ainsi que La Chute à cheval, lettre fervente à Philippe, «cet écrivain empêché», naît.

Désormais, Jérôme Gacin commercera avec une parentèle d’élection qui aurait en commun la brièveté de son existence terrestre. Il redresse les stèles, honore les déshérités de la postérité, Jean Prévost par exemple, cet essayiste pétri par Stendhal et Baudelaire qui meurt en résistant à 43 ans. Ou Jean de La Ville de Mirmont, ce poète qu’un obus de la Grande Guerre foudroie. Et à présent Jacques Lusseyran, auteur vénéré en Amérique de Et la lumière fut, récit de sa déportation à Buchenwald.

Pourquoi Lusseyran? Grâce à une réédition de «Et la lumière fut» il y a une dizaine d’années. «J’étais stupéfait par ses notations visuelles, il racontait comme s’il avait tout vu. Je publie un article et je reçois une lettre de Claire, sa fille. Nous nous rencontrons, je décide d’écrire un livre sur son père, elle me donne des lettres, des photos.» Il y a quelques mois, à l’occasion de la remise d’un prix, il prononce une allocution à Nice. Baie des anges, il distingue dans la foule un vieillard magnifique. «Jacques Lusseyran en personne», pense-t-il, halluciné. Son fils en vérité. «Il m’a dit: «Depuis la publication du livre, on me demande si je suis l’enfant du résistant aveugle.»

Ce fidèle qui donne raison aux absents

Dans le secret de sa campagne normande, là où les saules jouent les indolents, où les pommiers s’empourprent, Jérôme Garcin monte Eaubac. Dans Olivier, ce livre doux et inspirant qu’il consacre à son jumeau, il écrit: «Car dans mon plaisir de monter, il y a celui, fabuleux, d’avoir quatre jambes et de regarder loin devant, jusqu’à la ligne d’horizon, avec quatre yeux. […] Ensemble, on s’augmenter et se comprend sans se parler.» «Ecrire, confie-t-il, c’est empêcher les morts de mourir.»

Sur la rive, Lusseyran, tourne le dos au Léthé, ce fleuve de l’oubli. Des écoles devraient porter son nom. Et la lumière fut ressortira en avril dans la collection Folio. Jérôme Garcin est ce fidèle qui donne toujours raison aux absents. Ainsi font les grands frères.


Profil

1956 Jérôme Garcin naît le 4 octobre

1962 Son frère jumeau Olivier meurt, victime d’un chauffard

1989 Pierre Bouteiller lui confie la production et l’animation du «Masque et la plume»

2004 Publie «Bartabas», portrait de l’écuyer qu’il considère comme un frère.

2015 Célèbre en novembre les soixante ans du «Masque» dans «Nos dimanches soirs» (Grasset).

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