Ils sont rares, les dessinateurs qui arrivent à nous émouvoir aux larmes. Jirô Taniguchi, décédé samedi dernier à l’âge de 69 ans des suites d’un cancer, possédait ce talent rare d’être bien plus qu’un conteur. Son trait réaliste et sa façon de mettre en scène des petits riens – d’enchaîner des cases où il ne se passe parfois littéralement rien – en ont fait l’un des bédéistes les plus sensibles et précieux du neuvième art mondial. Et le seul auteur japonais à s’être constitué une large audience, bien au-delà des cercles des amateurs de manga.

Né le 14 août 1947 à Tottori dans une famille modeste, Taniguchi devient dans sa jeunesse un grand lecteur de bande dessinée. Mais là où de nombreux amateurs de manga lisent à la chaîne des séries à rallonge qu’ils oublient aussitôt, il développe en parallèle un goût pour la littérature, la peinture, la photographie et le cinéma. Arrivé à Tokyo à un peu plus de 20 ans, où il sera un temps l’assistant de Kyūta Ishikawa, il découvre l’école franco-belge et la ligne claire. Dans un pays où le maître absolu s’appelle Osamu Tezuka, un dessinateur comme Mœbius a sur lui une influence déterminante. A la fin des années 90, il assouvira d’ailleurs un fantasme en mettant en images un scénario du Français: «Icare», traduit par Kana en 2005.

Trilogie de l’errance

Dès ses premières œuvres, Taniguchi s’éloigne des codes du manga traditionnel, comme un goût pour la narration éclatée et une constante exagération des traits et des situations. Son but: «chercher les moyens de dépeindre des personnages plus naturels, moins contraints et plus réels, mais aussi l’intériorité des paysages mentaux», écrivait-il l’an dernier en postface de «L’Art de Jirô Taniguchi», un livre d’artiste que lui a consacré Casterman, l’éditeur qui l’a fait connaître en Europe. Alors qu’au Japon seule compte l’histoire, il disait vouloir avant tout soigner ses dessins.

«Quartier lointain», récit aux contours bergmaniens racontant les déambulations d’un homme dans ses souvenirs d’enfance, sera l’album de la consécration. Publié en 1998, traduit en 2003, il vaudra à l’auteur deux prix à Angoulême et l’imposera comme un des grands noms du roman graphique. Dans la même veine, Taniguchi a signé avec «L’Homme qui marche», «Le Gourmet solitaire» et «Le Promeneur» une sorte de trilogie de l’errance, de la contemplation et de l’hédonisme. En véritable poète de l’intime, il avait cette faculté de nous amener au plus près de la psyché de ses personnages.

Récit semi-autobiographique

Travaillant le plus souvent en solo, le Japonais a également régulièrement collaboré avec des romanciers. Adapté d’un texte de Hiromi Kawakami, «Les Années douces» racontait l’amitié entre un professeur de littérature solitaire et un de ses anciens étudiants; dans la série «Au temps de Botchan», c’est la vie de plusieurs écrivains de l’ère Meiji, au tournant du XIXe siècle, qu’il retraçait en compagnie de Natsuo Sekikawa. Mais Taniguchi n’était pas seulement cet esthète capable de nous bouleverser en se souvenant de la perte de son chien (le recueil de nouvelles Terre de rêves). Il était aussi à l’aise dans l’aventure et les grands espaces que dans l’introversion et les déambulations urbaines. Récit d’alpinisme (la phénoménale série «Le Sommet des Dieux»), western («Sky Hawk»), thriller («Les enquêtes du limier», «Trouble Is My Business»), il a touché avec le même talent à plusieurs genres.

En 2005, à la demande de Casterman, il publiait «La Montagne magique», un album directement conçu dans le sens occidental de lecture et évoquant joliment le Hayao Miyazaki de «Mon voisin Totoro». Mais pour tenter de comprendre qui était vraiment ce dessinateur discret et érudit, c’est «Un Zoo en hiver» qu’il faut lire. En un peu plus de 200 pages semi-autobiographiques, le Japonais y évoque ses débuts de mangaka, ses premières envies et pulsions.