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«Mauvais joueurs» («Play it as it Lays»), deuxième roman de l’auteure californienne, est réédité en français tandis que paraît «Sud & Ouest», des notes de voyage dans le sud des Etats-Unis prises dans les années 1970 et inédites jusqu’ici

Sur les photos, Joan Didion a toujours un sacré regard, grands yeux qui captent tout, sans en avoir l’air. Cette façon de regarder, à la fois totalement présente et comme à distance, c’est exactement ce que l’on retrouve dans l’œuvre de l’une des plus grandes auteures américaines, par la variété des genres dans lesquels elle excelle (romans, essais, reportages, scénarios) et dans la permanence de sa recherche: comprendre les Etats-Unis, saisir ce pays immense où elle est née en 1934, les gens qui le font, son passé et surtout son présent. Pour cela, en romancière ou comme reporter, elle a gratté le vernis des mythes américains, ces légendes d’autant plus ancrées sans doute que le pays est jeune: la conquête de l’Ouest, l’esprit pionnier, le rêve américain, le culte de la réussite, Hollywood, etc.
Dès la fin des années 1960, elle a posé le diagnostic d’un pays qui se disloque, à genoux socialement, tournant à vide. Sans dramatiser, en alignant les faits. Et toujours avec ce don d’écriture, très en prise avec le réel et en surplomb. Sur le moment, Joan Didion n’a pas été comprise, ni bien lue. Elle le raconte dans la préface de Slouching towards Bethlehem (paru là-bas en 1968), le livre, un recueil de reportages, qui l’a fait connaître, et dont certains articles se retrouvent, en français, dans L’Amérique (Grasset, 2009). Quand elle raconte, de l’intérieur, la Californie du Flower Power, elle attend que les volutes d’herbe et d’acide se dissipent, pour donner la parole aux tout jeunes adolescents sans famille, sans attaches, échoués dans le district de Haight-Ashbury de San Francisco, haut lieu de la contre-culture. Elle écoute, elle donne à voir. Et laisse le lecteur se faire son propre jugement.
Désert hostile
Juste après cette série de reportages, Joan Didion a publié, en 1970, un roman, son deuxième, intitulé Play it as it Lays, une expression tirée des jeux de cartes, difficile à traduire si ce n’est par l’idée de «Joue comme ça se présente» ou «Prends la vie comme elle vient». La traduction en français, signée par Jean Rosenthal, a opté, en 1973 déjà, pour Maria avec ou sans rien. C’est cette même traduction qui reparaît chez Grasset sous un nouveau titre, Mauvais joueurs. Ecrit juste après Slouching towards Bethlehem, on retrouve dans le roman beaucoup des thèmes et des décors étudiés dans les reportages: Hollywood, Las Vegas, son irréalité, son vide, le désert hostile. Mais la maîtrise de Joan Didion saute justement aux yeux dans sa capacité à transformer la matière documentaire en une fiction qui garde une force intacte, cinquante ans après sa parution originale. Paraissent au même moment, des notes de voyage, inédites, Sud & Ouest, prises par Joan Didion lors d’un voyage dans le Mississippi en 1970 puis à San Francisco.
Une femme qui dévisse
Il se dégage de Mauvais joueurs une énergie noire, une sorte d’antimatière glaçante et fascinante, qui fait que l’on ne peut pas poser le livre avant de l’avoir fini. Joan Didion parvient à faire quelque chose de difficile techniquement: elle crée une tension entre ce qu’elle décrit, une femme qui dévisse, et les moyens qu’elle utilise pour le faire. Pour suivre Maria Wyeth, actrice débutante à Los Angeles, dans sa descente vers le vide, Joan Didion compose une prose étincelante comme le soleil du Mojave, ce désert californien qui déborde sur le Nevada et l’Arizona.
Pas une seule phrase qui ne soit portée par une pulsation, un rythme qui emporte la lecture, comme lorsque Maria prend l’autoroute (la freeway) pour ne plus penser, sans autre but que de rouler: «Elle prenait l’autoroute de San Diego jusqu’à la rade, celle de la rade jusqu’à Hollywood, celle de Hollywood jusqu’au Golden State, celle de Santa Monica, de Santa Ana, de Pasadena, de Ventura. Elle roulait comme un batelier parcourt un fleuve, chaque jour plus habitué à ses courants, à ses traîtrises, et, tout comme un batelier sent l’attraction des rapides dans l’accalmie qui sépare le sommeil de la veille, Maria, allongée le soir dans le calme de Beverly Hills, voyait les grands panneaux défiler au-dessus de sa tête à 120 kilomètres heures, Normandie 0,5 kilomètre, Vermont 1 kilomètre, Rade 1,5 kilomètre.» A bien y réfléchir, l’autoroute apparaît comme le seul lieu vivant du livre, le seul flux qui traverse d’immenses étendues arides.
Portrait nauséeux de Hollywood
Mais il faut commencer par le début, cette première phrase, étonnante, et qui donne toute sa couleur au roman: «Certains demandent: à quoi tient la noirceur de Iago? Moi, jamais.» C’est Maria qui évoque ainsi le méchant de Shakespeare, Maria qui renonce à poser des questions. On comprend qu’elle parle depuis un hôpital psychiatrique. Et qu’un certain BZ est mort. Découpé en brèves scènes ciselées, le roman est un flash-back qui éclaire sur les raisons du drame. Maria est une actrice et tous les personnages, Carter, son mari et réalisateur, BZ, le producteur homosexuel et son épouse Helene, Freddy, son agent, sont du monde du cinéma. Mauvais joueurs est bien évidemment un portrait âpre, nauséeux de Hollywood dans les années 1970. Mais tel n’est pas le sujet du livre. Il s’agit avant tout pour Joan Didion de faire le portrait d’une femme en crise dans une société en crise. D’une femme dans un monde d’hommes, utilisée et jetée après usage.
On sent l’amour de l’écrivaine pour son personnage dans toutes les stratégies de survie de Maria. Maria, 31 ans, est en train d’être quittée par Carter. Leur fille Kate, 4 ans, atteinte de troubles mentaux, est placée dans une institution. Enceinte de nouveau, elle se résout à avorter. Après deux rôles à peine, Maria a «l’air d’avoir des problèmes», or les problèmes, «c’était une chose dont personne ici n’aimait approcher». Maria se sent perdre pied mais lutte pour ne pas montrer les signes de sa déchéance. Comme de dormir le soir au bord de la piscine dans une vieille chaise longue. Le fait qu’elle utilise des serviettes de bain comme couverture la rassure, c’est la marque «du côté provisoire de l’installation». L’un des traits caractéristiques de Joan Didion est de ne pas s’appesantir, de laisser au lecteur le soin de remplir les blancs.
Lieux fantômes
Il y a aussi Las Vegas, où Maria traîne, seule, d’hôtel en hôtel, dans un crépitement de conversations happées, de chansons entendues, de scènes aperçues, le tout formant un magma, une sorte de pâte sonore qui s’appelle solitude. Vegas, ville dans le désert, «impossibilité géographique» comme il est dit dans Slouching towards Bethlehem. Mauvais joueurs se termine dans le désert. La noirceur du roman se tient dans cette aridité que les paysages et les personnages se renvoient. Et dans cette impossibilité géographique, qui fait que les villes disparaissent, deviennent des lieux fantômes. Maria a grandi dans une ville qui n’existe plus. Comme si Tchekhov s’invitait dans le désert. «Play it as it lays», joue-la comme ça vient.
Joan Didion, «Mauvais joueurs», trad. de l’anglais par Jean Rosenthal, Grasset, 218 p.
Joan Didion, «Sud & Ouest», trad. de l’anglais par Valérie Malfoy, Grasset, 158 p.
Profil
1934 Naissance à Sacramento, Californie.
1963 «Run, River», premier roman («Une saison de nuits», Grasset, 2014).
1968 «Slouching towards Bethlehem», articles («L’Amérique, 2009).
1970 «Play it as it Lays», roman («Maria avec ou sans rien», 1973; «Mauvais joueurs», 2018).
1977 «A Book of Commun Prayer», roman («Un livre de raison», Julliard, 1978).
2005 «The Year of Magical Thinking» («L’année de la pensée magique», Grasset, 2007, Prix Medicis Essai).
2011 «Blue Nights», essai («Le bleu de la nuit», 2013).