Joël Dicker: «Je ne crois pas à la perfection.
Je suis vivant donc imparfait»
En primeur pour «Le Temps», Joël Dicker s’exprime sur «Le Livre des Baltimore», son nouveau roman à paraître le 29 septembre, sur son passé de mauvais élève, ses vacances aux Etats-Unis, l’argent, l’amour
Boulevard du Pont-d’Arve, à Genève, dans la touffeur de cet été qui dure. Joël Dicker donne ses rendez-vous à l’épicerie Saveurs d’Italie. Dans une pièce derrière le comptoir, une longue table pour déjeuner. Marie-France, la patronne, mitonne. Aujourd’hui, c’est linguine et polpette. On en oublierait presque que le but de la rencontre est de parler du nouveau roman du Genevois, Le Livre des Baltimore, qui paraît le 29 septembre. On en oublierait presque, assis au calme, le succès mondial de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, ses 3 millions d’exemplaires vendus, les 40 langues de traduction, les 60 pays de parution.
Dans Le Livre des Baltimore, on retrouve Marcus Goldman, l’écrivain au cœur de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert. Mais pas d’intrigue policière haletante cette fois-ci. Baltimore est le fief de l’oncle de Marcus, Saul. Riche, brillant, affable, il subjugue Marcus enfant. Le roman est la chronique de la chute des Goldman de Baltimore et par là aussi des rêves d’enfant de Marcus.
Après le dessert, la discussion commence.
Samedi Culturel: Qu’est-ce que cela fait d’écrire après un succès comme celui de «La Vérité sur l’affaire Harry Quebert?»
Joël Dicker: En fait, dès que j’ai mis le point final à La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, j’ai tout de suite commencé Le Livre des Baltimore, qui ne s’appelait pas encore comme ça à l’époque. Je n’ai pas cessé d’écrire entre les deux, sauf peut-être pendant un ou deux mois en 2012 quand la campagne de promotion de Quebert était vraiment trop intense.
Un tel succès crée-t-il une pression?
Le grand changement, ce n’est pas tant la pression, c’est plutôt d’avoir des lecteurs! Avant La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, j’avais écrit quatre romans qui ont tous été refusés par les éditeurs et qui n’ont donc eu aucuns lecteurs. Puis Les Derniers jours de nos pères, mon premier livre publié, a trouvé une petite audience. Tout à coup, avec Harry Quebert, ce que j’avais ardemment désiré, trouver un large public, s’est produit. C’est un sacré changement.
Est-ce que du coup surgit la peur de décevoir? Est-il possible de se mettre à sa table de travail sans avoir des millions de lecteurs qui vous lisent par-dessus l’épaule?
Pour la première fois, j’étais en dialogue avec des lecteurs. Vite, le plus important pour moi a été de rester sur le sentier que j’avais envie de prendre. Et de proposer aux lecteurs de faire un bout de chemin avec moi. Et non pas de me laisser guider par les envies supposées des lecteurs.
Comme de prendre la décision de ne pas écrire une nouvelle intrigue policière?
Oui. Je n’ai pas envie d’être enfermé dans un seul genre. Mon premier livre n’était pas un polar mais un roman historique. Le deuxième avait une intrigue policière. Le troisième n’en a pas. C’est ma petite cuisine personnelle. J’aurai tout le loisir de revenir au polar, ou pas, dans le prochain.
Vous êtes conscient évidemment que vous risquez de décevoir une partie de votre public?
Je peux me tromper mais je ne pense pas que l’intérêt de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert reposait uniquement sur les rouages de l’intrigue.
Comment fait-on pour ne pas prendre la grosse tête?
J’espère ne pas l’avoir en tous les cas… Ecrire quatre romans et recevoir systématiquement des lettres de refus est la meilleure prophylaxie. Quand le succès arrive, vous savez qu’il est volatil. Qu’il ne tient qu’à un livre. Ce qui aide aussi beaucoup, c’est avoir un entourage qui m’aime indépendamment de mes livres et de leurs succès. Mon éditeur, Bernard de Fallois, ne s’en laisse pas conter non plus. Il me rappelle toujours qu’il faut continuer à apprendre, continuer à faire mieux. Je ne crois pas à la perfection, je crois à l’imperfection. Je suis vivant donc imparfait. J’aime essayer de comprendre ce que je n’ai pas réussi.
Avant même la parution de «Harry Quebert», vous expliquiez sur votre site que vous vouliez écrire un livre qui plairait au plus grand nombre. C’était comme un programme. Et vous avez réussi… C’est une franchise qui est banale aux Etats-Unis mais qui fait presque mauvais genre en Europe!
Ça pouvait paraître prétentieux comme déclaration… Mon envie était de rendre un livre aussi désirable qu’une bonne série télé que l’on regarde, toutes générations confondues. J’aime qu’un livre suscite ce genre de bonheur. J’aime cette idée de partage. Rien de nouveau d’ailleurs, les feuilletons populaires du XIXe jouaient le même rôle que les séries aujourd’hui.
Dans «Le Livre des Baltimore», on retrouve Marcus Goldman, l’écrivain en panne d’inspiration de «L’Affaire Harry Quebert». Vous ne pouvez plus vous quitter?
La Vérité sur l’affaire Harry Quebert a toujours été pour moi le premier tome d’une trilogie. Je pense qu’après Le Livre des Baltimore, je ferai une pause. J’ai envie d’autre chose. Mais le projet de trilogie demeure.
On connaissait Marcus tétanisé par la page blanche. On le retrouve aujourd’hui nettement plus rodé. Vous écrivez facilement?
Je ne connais pas l’angoisse de la page blanche. J’écris tous les jours depuis des années. J’ai toujours cette sensation d’un trop-plein dans la tête que je dois écluser sur la page. Même au plus fort de la fatigue des tournées de promotion, l’envie demeure, intacte.
Marcus dit que quand il n’écrit pas, il écrit encore…
Oui, on n’arrête jamais. On est sans cesse en train d’observer, de noter. De janvier à juin, je me levais à 4 heures du matin, pris par l’énergie, l’exaltation de l’écriture. Comme je n’arrive pas à me coucher tôt, au bout de cinq mois à ce régime, j’étais mort…
Vous avez mis beaucoup de vous-même dans ce nouveau livre, c’est rassurant.
Pourquoi rassurant?
Dans une précédente interview, vous disiez que vous préfériez ne pas mettre trop de vous-même parce que c’est trop douloureux quand on reçoit en retour l’indifférence des lecteurs…
On ne peut pas écrire sans mettre beaucoup de soi-même. Un livre est toujours une photographie de soi à un moment donné. Ce qui est dangereux pour un écrivain, c’est de se servir de l’écriture comme d’une thérapie pour soigner ses plaies. C’est ce que je voulais dire je pense.
«Le Livre des Baltimore» est un livre sur la jalousie, sur l’envie morbide d’anéantir l’autre parce qu’il est mieux que soi. Etes-vous d’accord avec cela?
C’est vrai: il n’y a pas de meurtre dans le livre, tout l’intérêt réside dans les sentiments qui sont une source de violence bien plus grande que les coups.
Marcus passe toutes ses vacances d’enfant dans la famille de son oncle à Baltimore. Ses souvenirs d’enfance ressemblent du coup à des vacances éternelles. C’est un écho à vos propres souvenirs?
J’ai passé toutes mes vacances d’été, de l’âge de 4 ans à l’âge adulte, aux Etats-Unis, chez des cousins de mon grand-père maternel. Deux mois de vacances quand on est petit, c’est une durée immense. La parenthèse des vacances devient un présent perpétuel. Plus grand, on savoure la mise à l’écart de son quotidien, laissé à des milliers de kilomètres derrière soi. Cette distance, incarnée par l’océan, permet le rêve. Je ne peux pas écrire sur les Etats-Unis sans que cette atmosphère de vacances ne resurgisse.
Le cousin de Marcus, Hillel, s’ennuie à mourir à l’école et se retrouve en échec scolaire. Cela vient-il aussi directement de votre expérience?
Oui, j’ai certainement un peu réglé là mon contentieux avec l’Instruction publique genevoise! J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire ces passages… J’ai passé toute ma scolarité à m’ennuyer atrocement en classe. Une vraie torture. Les enseignants étaient pour la plupart gentils mais mes intérêts étaient ailleurs. Quand je posais des questions, on me répondait que j’étais arrogant ou trop décalé. Du coup, je n’écoutais plus et je ne comprenais rien. C’était un cercle vicieux infernal. Que j’aie pu réussir une maturité et une maîtrise en droit relève du miracle… Si je devais recommencer, je ne le referais pas. Ecrire des livres a été une vraie révélation. Je me suis dit: voilà enfin une activité où je ne m’ennuie pas.
Vous écrivez toujours sans faire de plans?
Oui, c’est mon plaisir de ne pas savoir dans quelle direction je vais aller. Faire un plan réduit les possibilités.
Les Baltimore fascinent Marcus avec leur argent, leurs maisons, leurs voitures. Est-ce une fascination de petit garçon qui croit voir là les signes d’une invincibilité?
C’est le reflet de notre société. Le culte de la réussite atteint des degrés paroxystiques. Les réseaux sociaux contribuent pour beaucoup à cette fièvre. Or rien, dans l’existence humaine, n’est immuable et surtout pas les attributs de la réussite. Au soir de sa vie, que vaut-il la peine de se remémorer si ce n’est l’amour? Que l’on a donné et que l’on a reçu? J’ai l’impression de vivre dans un monde où il est de plus en plus difficile de laisser de la place à l’amour.
L’argent prend-il toute la place?
Dans notre monde, de plus en plus. L’écart entre les très riches et les très pauvres ne cesse de s’accroître. Et ce fossé ne cesse de s’aggraver. L’argent apparaît de plus en plus comme une finalité, j’ai l’impression qu’on ne parle que de cela, que cela prend le pas sur tout le reste. J’essaye, même de façon très indirecte, de questionner cette dérive et de poser la question de ce qu’il reste de nous à la toute fin, quand le vernis et le maquillage tombent et qu’on est seul face à son miroir.
Marcus est amoureux d’Alexandra qui fait une carrière de chanteuse. A un moment donné, il déplore le formatage du marché de la chanson. En lisant ce passage, on se demande si vous, vous n’en avez pas assez du formatage du marché des best-sellers?
J’écris au plus près de ce que je suis aujourd’hui et de ce que j’ai envie de faire, surtout. Où commence le formatage? C’est une question difficile…
Entre règles propres au best-seller et expression personnelle, vous n’avez pas envie d’aller plus loin dans l’originalité?
Mon grand souci est d’être clair. Dans la vie, j’ai tendance à ne pas l’être. On me reproche souvent d’être embrouillé… Or j’écris pour être lu et je me dois d’être clair pour ne pas perdre mes lecteurs dans le fil de ma pensée. Je ne pense pas qu’un écrivain puisse être sincère en prétendant le contraire. Je ne suis qu’au tout début du chemin. Je propose aux lecteurs que nous fassions un bout de chemin ensemble, si cela leur dit. Mais je ne sais pas encore aujourd’hui à quoi ressemblera le voyage.
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Joël Dicker
«Dans «Le Livre des Baltimore», je règle mes comptes avec l’Instruction publique genevoise»,
Joël Dicker
«J’ai l’impression de vivre dans un monde où il est de plus en plus difficile de laisser de la place à l’amour»