Le grand air de Moscou, rue Saint-Léger, au cœur de la Genève des médecins et des notaires. Ce bel air qui compose plus tard nos légendes rieuses: le plaisir d’avoir participé à un élan collectif et de pouvoir dire «j’en étais.» Sur le trottoir, jeudi à 17h, des toques et des toques, des visages d’iglou dans un petit bain de vapeur, tout un peuple frigorifié, mais en chaleur comme les Moscovites les soirs de première au Théâtre Vakhtangov ou au Théâtre d’art.

Le sabbat de la libraire

Mais qui espèrent-ils, ces patients silencieux, ces pèlerins d’un soir de glace? Joël Dicker, oui, l’auteur vénéré de La Disparition de Stephanie Mailer, qui officie dans une pièce qui pourrait être une loge d’acteur, tout au bout de la librairie Atmosphère, cette officine qui a le charme fraternel de sa propriétaire, Claire Renaud. Derrière sa caisse à l’entrée, la libraire, élastique comme Calamity Jane, cavale sur sa monture, c’est le rodéo de Dicker et ça électrise les crinières. Quand l’écrivain lui a demandé comme une faveur, le 9 février dernier, s’il pouvait commencer sa campagne de promotion dans ses murs, elle a cru s’envoler. A présent, elle galope.

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«Deux exemplaires de La Disparition de Stephanie Mailer pour vous, c’est ça?» «Trois pour vous?» Dans le goulot d’Atmosphère, le cortège paraît ne jamais devoir s’arrêter, cascade de fourrures, de doudounes, de bonnets à pompons taquins, autant de mirettes absorbées, de bouches de flanelle – le silence est de mise avant la bénédiction du héros –, d’impatience raisonnée. Pendant près de trois heures, il répandra sa passion feutrée.

Les promesses de l’aube

Toute première fois. La beauté de cette dédicace est là, dans ce mirage d’une aube vierge. Comme si Joël Dicker n’était pas devenu un spécialiste de ces séances d’attention depuis le triomphe de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, comme s’il découvrait le métier à l’instant, comme s’il n’avait pas à son actif des milliers de paraphes apposés sous le titre, d’«amicalement» distribué à cet ami qu’est pour lui le lecteur. Car on jurerait qu’il aime cette ascèse de la table où le bénédictin croise la vedette hollywoodienne.

Les générations se mêlent, une étudiante en droit côtoie trois enseignantes du secondaire, une éditrice un médecin, des collégiennes une jeune mère venue avec le landau et le poupon. Démocratie dickérienne.

Vous voulez le voir pour le croire? On le saisit à 19 heures, il a déjà une heure et demie de concentration dans les doigts. Pull bleu sur buste avantageux, mais pas m’as-tu-vu, de tennisman – oui, oui, Joël Dicker est une fierté suisse comme Roger Federer, s’enthousiasme une lectrice –, barbe mousseuse de marin philosophe à la Joseph Conrad, cheveux couleur cerisier impeccables à la Ryan Gosling, il salue avec un sourire d’enluminure cette étudiante en droit. «Pour Céline, c’est ça…» «Une photo, bien sûr.» Et celle-ci est prise par le fiancé pas jaloux de saint Joël.

Une lecture pour la famille

Encore? Cette lionne neigeuse du quartier chic de Champel, elle a tout lu – on la connaît un peu –, Françoise Sagan comme Patrick Modiano. Christine vient avec son petit-fils Victor, des joues framboise – les joues d’un ado de 16 ans qui ne voudrait pas qu’on le croise ici avec sa grand-mère. Elle demande à l’écrivain s’il a vu le film La Promesse de l’aube, d’après Romain Gary. Il répond que le livre est grand, d’une richesse infinie. Ils repartent avec cinq exemplaires de La Disparition de Stephanie Mailer, un pour chaque membre de la famille.

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Le style Dicker dans ce théâtre intime qu’est l’épreuve de la signature, cela pourrait être cet alliage: la générosité d’un pudique; le professionnalisme d’un sentimental; la jouissance ordonnée d’un homme de mémoire qui se souvient qu’il a longtemps désespéré d’avoir des lecteurs. Car Joël Dicker n’est pas immédiatement virtuose, il est bosseur, il a la passion des mécaniques sophistiquées, une imagination qui dilate les géographies à la mesure d’un cerveau qui n’oublie rien. Privilège et servitude de l’hypermnésique.

Les fans sont des femmes

Mais que nous apprend ce premier flot d’admirateurs? Quelles tendances s’en dégage-t-il? D’abord que Joël Dicker est un auteur à lectrices. Pas une surprise. Chez Atmosphère pourtant, la tendance est massive: 90% au moins. Ah, tiens, une exception. Un beau gosse, 25 ans, étudiant. «Non, je n’étudie plus, je suis médecin. Oui, j’ai pris deux exemplaires, mais je ne suis pas lecteur de Joël Dicker. C’est pour mon épouse et ma belle-mère. Ça permet de marquer des points.»

Autre caractéristique: les générations se mêlent, une étudiante en droit côtoie trois enseignantes du secondaire, une éditrice un médecin, des collégiennes une jeune mère venue avec le landau et le poupon. Démocratie dickérienne.

Le rodéo de la libraire

Mais il est 20h03 et Joël Dicker doit filer, une interview pour Radio-Canada. Au comptoir, Claire Renaud est un feu de joie. Jamais elle n’aurait pensé vivre ce carrousel. «Vous voulez connaître le montant de la recette?» demande-t-elle comme une directrice de théâtre après la représentation. «7300 francs en trois heures, soit plus de trois mois de loyer pour la librairie.»

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En partant, Joël Dicker a promis de revenir le lendemain matin tôt signer encore une dizaine d’ouvrages réservés. Avant de remettre ça, ce samedi, à La Librerit*, la librairie de sa mère à Carouge. Ils seront 300 peut-être à donner un air russe à la petite ville sarde. Et l’écrivain accueillera chacun de ces visiteurs comme si c’était la toute première fois. Les promesses de l’aube ne se perdent pas.


* Carouge, place du Marché 1, de 11h30 à 14h; rens. https://lalibrerit.ch/