Cela frappe d’emblée: Jon Kalman Stefansson exprime les vérités les plus abstraites avec une simplicité désarmante. On savait déjà que cet art de la formule était au cœur de ses fictions où, égrenées dans les pages de ses romans, elles éclatent comme des évidences, explicitent ici une scène, éclairent là un trait de caractère. Force est de constater que la conversation de l’écrivain islandais est, en cela, très proche de sa prose. La discussion est à peine entamée que déjà la frontière entre la langue de l’homme et celle de ses livres se brouille. Un exemple? «Personne n’organise sa pensée de manière linéaire. Dès lors, pourquoi l’histoire que j’écris devrait-elle être chronologique?» nous dit-il en nous fixant de ses yeux d’un bleu glaciaire.

Ni linéarité ni même rationalité dans l’univers sensuel de Stefansson. Chez lui, ce n’est pas la logique qui régit l’évolution de ses romans, mais bien davantage l’empreinte émotionnelle que les situations laissent sur les gens. «Nous ne sommes pas des êtres rationnels, mais des êtres définis par leurs émotions. Tout comme l’est la littérature, et c’est bien en cela qu’elle nous touche», poursuit celui qui dit écrire comme il réfléchit – de manière éclatée pour mieux saisir et traduire les sentiments intriqués que ses personnages, eux, ne parviennent pas à mettre en mots.

Richesse des sentiments

L’écrivain, né à Reykjavik en 1963, a ainsi pris le parti de raconter la grande histoire des affects en s’armant de ses simples mots. Ses livres démontrent sans relâche que le nœud d’une vie se situe non pas dans ses accomplissements, mais dans la richesse de ses sentiments. Rien de surprenant à apprendre que la première étape, pour l’écrivain, a donc été la poésie, dont il a publié quatre recueils en islandais. Mais quelque chose lui manquait. Or, «dans l’écriture, l’inattendu survient chaque jour», confie-t-il. Et cet inattendu s’est un jour imposé à lui sous la forme de la fiction.

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C’est ainsi par le roman qu’il accède au succès, immédiat en Europe, dès la sortie d’Entre ciel et terre (Gallimard, 2010), premier tome d’une trilogie où s’entremêlent éléments naturels, émotions et références littéraires. Le diptyque suivant confirmera le talent du romancier qui s’attache à effacer les distinctions entre le monde intérieur de ses personnages et le paysage dans lequel ceux-ci évoluent: cette mer omniprésente qui enserre le pays, les champs de lave, les nuits sans fin, «une nature beaucoup plus sauvage que sur le continent européen, où elle a été apprivoisée», explique-t-il.

Et voilà que son dernier ouvrage, Asta – son douzième livre, mais le sixième (magnifiquement) traduit en français par Eric Boury –, tient en un seul roman. «J’en suis très fier, dit-il en souriant. Voilà longtemps que je voulais écrire un récit autonome, mais mes personnages m’emmenaient toujours plus loin. Et j’ai un devoir, en tant qu’écrivain, de raconter leur histoire jusqu’au bout, pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. Si j’écris, c’est pour lutter contre la mort.»

Autant conteur que personnage

On l’aura compris: pour Jon Kalman Stefansson, c’est dans le chaos des sentiments que repose la matière de l’écriture. Asta, le personnage central de son nouveau livre, ne fait pas exception: elle est ce repère à partir duquel se tisse une toile complexe de relations et de temporalités. L’écrivain ouvre ainsi son livre peu avant sa naissance, dans le Reykjavik des années 1950, alors que sa très jeune et très belle mère, Helga, se fait fougueusement honorer par son mari Sigvaldi entre deux disputes monumentales. «Puis je ne maîtrise plus rien», prévient un narrateur qu’on retrouve à plusieurs reprises dans le livre.

Autant conteur que personnage, cet écrivain met en effet en scène la vie d’Asta depuis une retraite en bord de mer, et n’hésite pas à entrecouper son récit de longues ellipses. C’est adolescente qu’on retrouve Asta, gardée par une nourrice après la défection de sa mère et le remariage de son père. Belle comme sa mère, Asta casse le nez d’un garçon dont elle repousse les assauts, ce qui lui vaut d’être expédiée en redressement dans une ferme qui semble appartenir à un lointain passé.

Toutes les époques à la fois

C’est là qu’elle rencontre Josef, un garçon «vieux de deux mille ans», ainsi qu’une vieille femme qui, certains jours, perd la tête et se réveille dans une autre époque. Veiller sur la grand-mère enseigne à Asta qu’elle est, elle aussi, un être anachronique. Ainsi la rencontre-t-on, dans le désordre, étudiante en musique à Vienne, après avoir accouché trop jeune d’une fille dont son père, Sigvaldi, assure la garde, puis en vieille dame qui écrit des lettres enflammées à un amant enfui, ou encore jeune adulte éprise d’un Josef disparu, enceinte d’un homme qui la rejette.

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En parallèle intervient le récit de son père, Sigvaldi. Reconverti peintre en bâtiment en Norvège, il tombe d’une échelle et, blessé, sur le trottoir, revient sur les moments marquants de son existence. «La meilleure manière de contrer la mort, c’est de se constituer des souvenirs qui, plus tard, auront le pouvoir de caresser doucement et d’apaiser les blessures de la vie», lui avait un jour dit son frère.

Bombes à retardement

«On n’échappe jamais à soi-même. On peut s’éloigner des autres, mais nous serons toujours au centre de notre propre vie», explique Stefansson à propos de Sigvaldi et de sa fille Asta, des personnages qu’il aborde toujours dans des moments d’isolement. Heureusement, «les mots sont des mouvements», écrit-il, et sont donc la clé de la solitude. A croire que, selon l’Islandais, la fiction aurait le pouvoir de remuer sinon le monde, au moins les vies.

Trop utopiste, trop rêveur, Stefansson? «Ce serait une pensée bien sombre pour un écrivain que de douter de l’impact des mots.» D’ailleurs, ne nous dit-il pas que «les livres sont comme des bombes à retardement: ils peuvent s’imposer à nous des années après leur lecture»? On le croit sur parole, lui qui écrit des romans qui accompagnent autant qu’ils éblouissent.


Jon Kalman Stefansson, «Asta. Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde?», traduit de l’islandais par Eric Boury, Grasset, 496 p.