Quand Joyce écrivait «Ulysse» à Zurich
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AbonnéOn le sait peu mais c’est au bord de la Limmat que l’écrivain irlandais a trouvé l’inspiration décisive pour écrire son chef-d’œuvre, paru en 1922. Rencontre sur place avec des lecteurs enfiévrés qui se retrouvent chaque semaine pour lire le roman à voix haute

«L’Ulysse de James Joyce est apparu comme une nouvelle planète dans l’Univers.» Ainsi commence un article du romancier lausannois Jacques Mercanton, ami de Joyce, publié dans la revue Europe en 1938. Le ton est donné. Ulysse est une œuvre phare de la modernité, réputée difficile, et qui n’a cessé pourtant d’influencer les arts et la culture. Parue il y a tout juste cent ans, elle est au domaine anglo-saxon ce qu’A la recherche du temps perdu de Proust est au domaine francophone. Une pierre angulaire, un marqueur dans l’histoire littéraire.
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Mais deux aspects, au moins, distinguent les deux chefs-d’œuvre. Le premier, c’est qu’Ulysse est l’objet d’un véritable culte: chaque semaine, partout dans le monde, des groupes de lecteurs fervents se réunissent pour déclamer le roman, phrase après phrase, et l’interpréter comme on le fait avec La Divine Comédie de Dante ou les textes de la Kabbale. L’autre point, c’est que la Suisse a joué un rôle non négligeable dans la vie de James Joyce. Il a séjourné à Zurich et c’est au bord de la Limmat qu’il a écrit la première moitié d’Ulysse. C’est aussi dans cette ville qu’il est mort, en 1941. Ainsi au sein de la grande famille des mordus d’Ulysse, dont les ramifications couvrent la planète, la branche zurichoise n’est pas en reste. Comment mieux fêter les 100 ans d’Ulysse qu’en allant rendre visite à ces lecteurs dont les yeux brillent sitôt prononcé le nom de Joyce?
Du plus élevé au plus trivial
Mais avant d’entamer le pèlerinage, une petite révision s’impose. Ulysse? Comment résumer cette «cathédrale de prose»? Il s’agit d’une transposition expérimentale et parodique de l’Ulysse de Homère en plein XXe siècle; d’un voyage initiatique et mystique, bourré d’humour, et qui mélange tous les genres, du plus élevé au plus trivial. Le récit se déroule sur une seule journée, à Dublin, le jeudi 16 juin 1904 et suit notamment la vie du couple Bloom, Leopold et Molly, qui reprennent les personnages homériques d’Ulysse et de Pénélope. Le 16 juin est devenu depuis une fête commémorative pour tous les aficionados de Joyce, appelée «Bloomsday»… Une fois le volume terminé, on est, paraît-il, irrésistiblement poussé à le relire, et à le relire encore, parce qu’il est inépuisable. Mais de nombreux lecteurs se cassent les dents au chapitre I, ou ne dépassent pas le chapitre VII, autre palier redoutable, désarçonnés par l’hermétisme de la prose joycienne.
Interdit pour obscénité
Le roman fait un large usage du monologue intérieur qui permet de découvrir le flux des pensées des personnages. Ecrit entre 1914 et 1921, il a été publié sous forme d’extraits dans la presse anglo-saxonne, entraînant un scandale pour obscénité, et une interdiction. C’est l’éditrice Sylvia Beach qui le publie, en anglais, à Paris, dans sa librairie Shakespeare and Company, le 2 février 1922.
Joyce s’installe à Zurich en 1915. Contraint de quitter Trieste à cause de la Première Guerre mondiale, il a trouvé refuge en Suisse. Professeur d’anglais, il a déjà publié des poèmes, le recueil de nouvelles Les Gens de Dublin (1914), ou le roman autobiographique Portrait de l’artiste en jeune homme (1916). Joyce compose les premiers chapitres de son chef-d’œuvre au premier étage d’un immeuble de l’Universitätstrasse 38, où figure aujourd’hui une plaque commémorative.
Le 24 juin 1921, Joyce écrit à sa mécène Harriet Shaw Weaver qu’il estime avoir déjà passé près de 20 000 heures à rédiger Ulysse, que les Zurichois le prennent pour un fou et qu’ils tentent de le faire soigner par Jung
Chasse d’eau
Ulysse se révèle un chantier complexe et le romancier traverse une panne d’écriture. Il déménage, dans la même rue, au numéro 29. Un beau jour, depuis son nouveau bureau, au troisième étage, il lève les yeux et découvre une voisine, dans la maison d’en face, Martha Fleischmann. C’est une épiphanie. La jeune femme est en train de tirer une chasse d’eau et l’image saisit Joyce instantanément. Il écrit à Martha, en allemand, avec quelques fautes. Puis il passe au français, la langue de l’amour. Une amitié et une correspondance s’engagent. L’écriture d’Ulysse redémarre. On retrouve des échos de ses lettres dans le treizième chapitre, Nausicaa.
Le 24 juin 1921, Joyce écrit à sa mécène Harriet Shaw Weaver qu’il estime avoir déjà passé près de 20 000 heures à rédiger Ulysse, que les Zurichois le prennent pour un fou et qu’ils tentent de le faire soigner par Jung. Plus tard, le psychiatre suisse lira Ulysse. Dans une préface célèbre, il présentera l’œuvre comme un symptôme de la folie de son auteur.
Puzzle à élucider
«Entrez… si vous n’avez pas peur du désordre!», prévient Fritz Senn. Le visage encadré de longs cheveux blancs, le chercheur nous ouvre son bureau situé à la Fondation James Joyce, Augustinergasse 9, non loin du restaurant Cantinetta Antinori (anciennement Augustiner) que fréquentait Joyce. A bientôt 94 ans, Fritz Senn a presque l’âge d’Ulysse. Le Zurichois est l’un des spécialistes mondiaux de l’écrivain irlandais. C’est lui qui a organisé à Dublin, en 1967, le premier Symposium international James Joyce, devenu depuis une institution.
«J’ai découvert Ulysse, en 1951, à 23 ans», se souvient-il. Sur son bureau envahi par les livres et les revues, on aperçoit un masque mortuaire de Joyce et des traductions d’Ulysse en hindi, en japonais, en persan. «Je voulais tester mon anglais, je ne savais rien sur ce livre si ce n’est qu’il avait une réputation sulfureuse. Ulysse se présente comme un puzzle à élucider, je voulais comprendre les mystères qu’il évoque. Je suis allé à Dublin pour refaire les parcours des personnages. Tous les soirs, je lisais et relisais le texte.»
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Depuis 70 ans, Fritz Senn ne s’est jamais lassé d’Ulysse. «Il paraît si frais, il n’a pas vieilli», s’enthousiasme le chercheur. «Joyce était aussi musicien et son roman est comme une musique. Lorsqu’une musique vous plaît, vous l’écoutez encore et encore… Cela touche autre chose que l’intellect. Joyce témoigne d’une grande sympathie envers tous les échecs humains et envers notre solitude ontologique. Son texte n’est pas figé, au contraire: il est mouvant, c’est un processus, un work in progress…»
Que répondre aux détracteurs de Joyce, qui lui reprochent d’être abscons? «Il est difficile à lire, c’est vrai. Parfois, Joyce semble ne pas se soucier de ses lecteurs. Mais si on ne comprend pas tout et si on fait des erreurs d’interprétation, ce n’est pas grave, c’est même normal. Comme dans la vie. Nous devons être humbles: lire, relire, interroger, laisser le texte résonner en nous. Evidemment, il faut se concentrer alors qu’aujourd’hui on préfère passer vite d’une chose à l’autre…»
Fendant de Sion
Mise sur pied en 1985 à Zurich, la James Joyce Foundation a bénéficié de la collection de Fritz Senn. Elle possède notamment des lettres autographes, des manuscrits d’un autre roman célèbre de Joyce, Finnegans Wake, une valise et une canne ayant appartenu à l’auteur, ainsi qu’une somme impressionnante d’essais. «Notre collection grandit sans cesse, nous devons refléter l’état de la recherche» explique la curatrice Ruth Frehner. «Nous avons réuni 72 traductions complètes d’Ulysse, en 42 langues différentes.» On découvre des pièces plus inattendues comme une magnifique marionnette, à l’effigie de Joyce, offerte par l’animateur d’un groupe de lecteurs indonésiens; des «tasses moustaches» ou des boîtes de pilules énergisantes, toutes sortes d’objets qui apparaissent dans le roman. Sur une étagère, des mugs qui évoquent l’écrivain, preuve que Joyce appartient à la pop culture, et des bouteilles de vin… Les exégètes divergent à ce sujet. Pour certains, le vin préféré de l’écrivain était le fendant de Sion. Pour d’autres, le vin blanc neuchâtelois…
Le charme est si puissant qu’il faut se pincer pour se rappeler que «les Bloom» ne sont pas des êtres de chair mais des personnages de fiction
Le papier peint des Bloom
C’est ici, Augustinergasse 9, que s’ouvrira le 2 février prochain l’exposition Ulysses von 100 Seiten montée par Ursula Zeller et Ruth Frehner. Parmi les trésors réunis par la fondation, il en est un qui ne sera pas dévoilé au public. Fritz Senn et les deux commissaires nous le montrent avec fierté. On écarquille un peu les yeux: au milieu d’un cadre trône un morceau de papier peint, visiblement arraché d’un mur. «Un souvenir de la maison des Bloom», annonce, avec émotion, Ursula Zeller. Le charme est si puissant qu’il faut se pincer pour se rappeler que «les Bloom» ne sont pas des êtres de chair mais des personnages de fiction.
Seulement voilà, dans Ulysse, Joyce a attribué aux Bloom un domicile bien réel, au 7 Eccles Street, à Dublin. Lorsque cette maison a été détruite, en 1967, les fans de Joyce ont arraché quelques reliques. La porte de l’immeuble figure aujourd’hui au James Joyce Centre de Dublin. Un fragment de tapisserie se trouve sous nos yeux à Zurich. Fritz Senn regrette de n’avoir pas réussi à emporter le fameux numéro 7, impossible à détacher du mur…
Joyce en Suisse romande
Joyce quitte Zurich en 1918. Il y revient à de nombreuses reprises, dans les années 1930 et 1940. Il se rend également en Suisse romande où il retrouve l’écrivain Jacques Mercanton. Ensemble, ils visitent Lutry, Vevey ou encore Fribourg. De leur escapade fribourgeoise, Mercanton écrit: «Nous avons parcouru de long en large, de haut en bas, la petite cité de Fribourg. Joyce intéressé ni par les lieux ni par les choses, mais, comme d’habitude, par leurs noms.» Une remarque révélatrice. Ulysse est bien une musique, composée par un assemblage de noms et de mots. Le roman retranscrit la musique produite par une ville, Dublin, pendant un jour et une nuit d’été de 1904.
Pub victorien
Joyce décède à Zurich le 13 janvier 1941. On se met en route pour le cimetière où il repose. En chemin, on passe devant le pub James Joyce, Pelikanstrasse 8. Encore un vertige temporel. Lorsque l’ancien Hôtel Jurys de Dublin, fréquenté par l’écrivain dans sa jeunesse, a été détruit, un banquier suisse a racheté les meubles du pub victorien, ses peintures et ses boiseries, et l’a fait reconstruire en plein Zurich. Le pub a rouvert en 1978. On y déguste aujourd’hui le James Joyce Burger avec «Spiegelei, Speck, Käse & Pommes Frites».
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A ce moment-là du parcours, il est de plus en plus difficile de se repérer: entre la Suisse de 1918, la Méditerranée de Homère, les rues de Dublin, le tracé de la Limmat, les jalons temporels et géographiques tanguent jusqu’à l’étourdissement. Après avoir traversé Zurich de part en part, on se retrouve finalement devant le cimetière de Fluntern. En descendant du tram, la vue sur la ville et le lac est magnifique. La femme de Joyce, Nora, se réjouissait que son mari soit enterré près du zoo, où il pouvait continuer d’écouter rugir les lions qu’il aimait tant. Cet après-midi-là, on n’entend que les corbeaux croasser. Joyce repose sous la neige, avec Nora, leur fils Giorgio et l’épouse de ce dernier, Asta. Une sculpture signée Milton Hebald représente l’écrivain avec sa canne et un livre ouvert. Il semble bouder. On ne peut s’empêcher de penser, même si c’est absurde, qu’il nous reproche de n’avoir pas réussi à lire Ulysse…
L’auteur américain Raymond Carver a consacré un poème à Zurich, En Suisse. Il raconte qu’il est venu en pèlerinage sur la tombe de Joyce. «Je me suis attardé un moment, je crois avoir dit quelque chose à voix haute à M. Joyce./ Forcément. Je sais que je l’ai fait, forcément./Mais je ne me rappelle pas quoi.»
Joyce à Zurich
Joyce compose un poème intitulé Bahnhofstrasse, en 1918, inspiré par sa première attaque de glaucome, survenue sur la célèbre avenue, en 1917. Entre 1915 et 1918, il fréquente régulièrement plusieurs restaurants et cafés zurichois, à commencer par l’Odéon (Limmatquai 2), toujours ouvert aujourd’hui. Il retrouve son ami le sculpteur Frank Budgen au café Pfauen (près du Schauspielhaus, remplacé par une nouvelle enseigne), pour boire du fendant valaisan. Mais Zum Weissen Kreuz (Falkenstrasse 27) est son restaurant préféré. C’est là qu’il fréquente de nombreux expatriés. Il change d’adresse sept fois à Zurich.
En privé, les Joyce parlent italien, mais leurs deux enfants, Giorgio et Lucia, apprennent le suisse allemand. Joyce revient en visite à Zurich dans les années 1930 et 1940. Il fréquente alors des lieux plus luxueux: le restaurant Knonenhalle (Rämistrasse 4) et l’hôtel Carlton Elite (Bahnhofstrasse 41, aujourd’hui fermé), où il travaille à son roman Finnegans Wake. Il décède à l’hôpital Schwesternhaus zum Roten Kreuz (Gloriastrasse 14, aujourd’hui détruit), le 13 janvier 1941. Il est enterré au cimetière de Fluntern.
Exposition et marathon littéraire
Ulysses von 100 Seiten s’articule en trois volets. L’écriture, le livre publié, et les réactions qu’il a suscitées, notamment chez des artistes comme Joseph Beuys ou Erwin Pfrang. Cent objets ont été choisis pour raconter Ulysse, dont un exemplaire de la première édition du roman, paru le 2 février 1922… qui était aussi le jour des 40 ans de Joyce! L’affiche montre Marilyn Monroe lisant Ulysse. Ursula Zeller, cocuratrice de l’exposition, explique ce choix: «Nous voulions faire comprendre par cette affiche que l’exposition revient autant sur la genèse et la publication de l’œuvre que sur sa réception jusqu’à aujourd’hui.»
Enfin, le 5 février, pour célébrer le «Bloomsday» on pourra entendre un marathon littéraire à travers la ville, de 8 heures du matin à 1 heure du matin le lendemain. Seize lectures gratuites d’une heure, en allemand et en anglais, dans seize lieux différents. Le chapitre du Cyclope sera par exemple lu au pub James Joyce à 16 heures.
«Ulysses von 100 Seiten», du 2 février au 1er mai 2022. Strauhof, Augustinerstrasse 9, Zurich.
«Ulysses 2022 – Eine Stadtodysee in 16 Kapiteln», lecture à travers Zurich, 5 février.
Les livres à lire
James Joyce, «Ulysse», édition de Jacques Aubert, Folio, 1660 p.
La traduction supervisée par Jacques Aubert en 2004 et révisée en 2013, fait aujourd’hui référence en français.
Philippe Forest, «Beaucoup de jours, d’après Ulysse de James Joyce», Gallimard, 438 p.
Le romancier français, amoureux d’Ulysse, avait publié cet essai en 2011 aux Editions Cécile Defaut, aujourd’hui disparues. Son guide de lecture, chapitre par chapitre, qui permet de ne pas (trop) se perdre dans le labyrinthe romanesque de Joyce, est repris aujourd’hui par Gallimard.
Europe, janvier-février 2022, «Joyce/Ulysse/1922».
La revue littéraire mensuelle créée en 1923 publie un numéro spécial sur Ulysse, réunissant notamment des textes de Mario Praz, Sergueï Eisenstein, Mathieu Jung ou Danielle Constantin.
Jacques Mercanton, «Les Heures de James Joyce», L’Aire et Actes Sud, 116 p. (paru en 1988)
Ce très beau témoignage de l’écrivain lausannois Jacques Mercanton sur Joyce, qu’il a bien connu à la fin de sa vie, est épuisé en librairie. En espérant une réédition urgente, on peut le trouver en bibliothèque ou chez les bouquinistes.