Unterleuten est un village fictif quelque part dans le land du Brandebourg et dans lequel se joue une affaire d’attribution de parcelles pour un projet éolien. Une dizaine de protagonistes se retrouvent liés à cette intrigue, parmi lesquels un sociologue reconverti en protecteur des oiseaux, un garagiste petit délinquant, un grand propriétaire foncier du cru, un retraité râleur et un investisseur d’Allemagne de l’Ouest. Le personnage le plus intéressant est certainement une dresseuse de chevaux ambitieuse qui vit selon les préceptes égoïstes d’un livre de développement personnel d’un certain Manfred Gortz et intitulé Ton Succès.

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Chaque chapitre adopte la perspective d’un protagoniste différent, de telle manière à avoir une vue d’ensemble qui permet de connaître la psychologie, les pensées et l’histoire de chacun. Le lecteur a ainsi accès à la mécanique des ragots. A Unterleuten, «la vérité, ce n’était pas ce qui s’était effectivement passé, mais ce que les gens se racontaient les uns aux autres.»

Génération Love Parade

Tous ces personnages forment une vaste fresque sociale. Et la manière dont les particularités de chaque génération sont présentées, convainc. Juli Zeh montre les contradictions des jeunes adultes qui ont grandi durant les années 1990, «la décennie la plus optimiste de tout le XXe siècle»: «Ils avaient commencé leur vie sociale à l’époque où la réunification et la fin de la guerre froide faisaient soudain naître l’espoir d’un meilleur ordre global. […] La Love Parade les avait sensibilisés à la valeur de la liberté tout en leur transmettant cette audace épicurienne qui était la condition de toute confiance en l’avenir.» Le drame de Duisbourg s’insère dans le récit et remet cette conception de la vie en question: lors de la Love Parade de 2010, 21 personnes avaient perdu la vie lors d’un mouvement de foule dans un tunnel menant au festival.

Génération RDA

«Enfant, il avait connu la guerre et l’après-guerre, adulte, la RDA, et vieil homme, le capitalisme sauvage et débridé», apprend-on au sujet d’un habitant d’Unterleuten. L’histoire de la réunification allemande est très présente dans ce récit qui se déroule dans la campagne de l’ex-RDA, une des régions les plus pauvres d’Allemagne, où certains cultivent des légumes dans leur jardin, non pas comme un hobby mais pour se nourrir. Le roman illustre aussi les suites du clash culturel entre l’Est et l’Ouest provoqué par la chute du Mur.

Le mur était censé leur épargner la vue de la cour jonchée de déchets et redonner un caractère privé à leur jardin.

Un microcosme complexe

Au fil de la lecture, les fils des rapports qu’entretiennent les protagonistes deviennent visibles et finissent par former un réseau complexe dans lequel l’amour, la haine, la culpabilité, la jalousie et la dépendance sont autant de forces au service d’un équilibre précaire, mis en péril par l’arrivée d’un projet de centrales éoliennes sur la commune. Qui va pouvoir bénéficier des généreuses concessions liées à l’exploitation des turbines? Comment faire taire les protecteurs d’oiseaux, eux-mêmes tiraillés entre leur conscience écologique et le «crime esthétique» d’un tel projet? Cet événement qui structure le récit exacerbe les tensions à Unterleuten où chaque habitant est prêt aux intrigues les plus tordues pour sauvegarder ses intérêts. Un volcan couve sous le village champêtre.

Suspense efficace

Le style acéré, vif et direct qui caractérise l’écriture de Juli Zeh peut parfois déranger, notamment par l’utilisation de comparaisons qui peuvent paraître excessives. Par exemple: «Fließ était toujours planté d’un air désemparé près du bureau, les mains levées et la mine blême, comme un apprenti sorcier dépassé par les esprits qu’il a convoqués.» Brandebourg reste cependant un thriller rural d’un suspense efficace et aux rebondissements improbables.

Qui est Manfred Gortz?

Une fois n’est pas coutume, le roman offre un joli bonus sur Internet. On y retrouve le site web de la commune virtuelle d’Unterleuten avec un plan et les portraits des habitants, mais aussi une profusion d’adresses spécifiques liées au roman: le restaurant du village, la société protectrice des animaux, la société qui souhaite implanter les éoliennes, divers profils Facebook… L’univers d’Unterleuten n’est pas seulement littéraire, il est aussi virtuel. Manfred Gortz, l’auteur du livre Ton Succès, si souvent cité, existe-t-il, ou la personne qui affirme sur YouTube être Manfred Gortz n’est-elle qu’un comédien? La porosité entre réalité et fiction peut s’explorer au-delà même du roman.


Juli Zeh, «Brandebourg», trad. de l’allemand par Rose Labourie, Actes Sud, 516 p.