Cela a commencé un été, avec Le chien jaune. J’avais 30 ans et je n’avais encore jamais lu de polar. Quelque chose m’a ému dans cette écriture, quelque chose lié au temps. Les récits de Simenon mettent en scène des vies qui macèrent, des histoires chargées d’alcool, de brouillard, où les choses et les gens, les paysages, décantent et libèrent leurs parfums. En quelques phrases déjà, le lecteur baigne dans une qualité de temps qui lui faisait défaut. Peut-être, aujourd’hui, change-t-on trop fréquemment de métier, de couple, de maison, de ville pour vivre le temps de cette manière, comme le font ses héros, pour le sentir autour de nous, épais, comme l’eau lourde d’un fleuve. Le temps a disparu, ne restent que la vitesse, une succession d’instants. Mais lire Simenon me leste, me densifie. Grace à lui, je cesse d’être évanescent; j’habite à nouveau la matière.

Pâte humaine à mastiquer

Ces livres sont de la pâte humaine à mastiquer. L’écrivain belge utilisait un vocabulaire précis pour donner à ses phrases le poids du réel et des corps. «Des mots, si vous voulez, qui aient le poids de la matière, des mots qui aient trois dimensions, comme une table, une maison, un verre d’eau», expliquait-il en 1945. Pour arriver au même résultat que Cézanne, qu’il admirait, et qui peignait des pommes à la densité de vraies pommes, que l’on peut croquer ou laisser pourrir dans une coupe, sur la table de la cuisine. «Prenez le mot «fumier», par exemple, c’est un formidable «mot-matière». Il y a dans l’odeur du fumier toute la fermentation de la matière animale qui est à la base de la biologie. Qui renifle du fumier avec plaisir n’a pas peur de la mort», confiait également l’écrivain au Monde en 1965. Qui vit dans le temps a peut-être moins peur de la mort.

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J’aime ses «romans durs», Trois chambres à Manhattan ou La fuite de Monsieur Monde… Ces personnages se fuyant eux-mêmes, seuls au milieu de la multitude. Ils ne se sentent plus en coïncidence avec le réel, eux non plus, ils sont comme décalés, décollés. Mais j’aime aussi les romans de la série des Maigret. J’envie le poids du célèbre commissaire taciturne, j’aime le voir bouger, sentir sa masse animale et chaude s’ébranler. Maigret est lourd (le mot revient souvent). Il «flaire» le monde, le mange, le boit, «s’en gonfle comme une éponge». Il absorbe et devient les autres pour les comprendre et dénouer ses enquêtes, comme Simenon devenait ses personnages lorsqu’il écrivait. J’aimerais avoir cette présence-là, pleine et évidente, de Maigret (Maigret est un bloc de temps). Avoir l’estomac capable d’avaler le monde, et trois bouteilles de bordeaux par jour (Simenon, jusqu’en 1946, avant de se mettre au thé).

Romans astringents

Ces romans sont astringents. En allant à l’essentiel, à l’homme nu ‒ sans effets de style, théories, idées, explications… ‒ ils prémunissent peut-être votre écriture contre les mêmes travers. Je l’espère. Un roman de Simenon est un organe. Un rein. Il filtre, nettoie le vocabulaire, la langue, la façon de voir du lecteur. Voilà pourquoi je m’en procure deux ou trois par mois, par hygiène.

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Mais cette écriture musclée et sèche, nette, précise, économe ne s’interdit pas de relever cet «inutile» qui marque le passage des heures. Au contraire. Ce temps-là est humain: il est, lui aussi, matière. Chargé, trouble, comme l’eau d’un étang.

Crime commis

La pâte humaine lève, macère, puis l’abcès crève: un crime est commis. Ou une simple déviation, dans une vie trop routinière: les personnages déraillent. C’est le moment où ils deviennent beaux. Qu’importe, à la fin, le dénouement, qui est le coupable; ce qui me plaît, ce sont les «vides», la déambulation, les détails, ce que mange, ce que boit Maigret, la façon dont il bourre sa pipe, se tait, attend. Tous, ils me touchent, à vrai dire, l’outlaw, l’homme au petit chien, Ernestine, dite la Grande Perche, le bourgmestre de Furnes… Avec eux, je ne comprends pas, je sens. Je suis ému devant ce qui est simple, banal, incompréhensible: «Il y avait dans l’atmosphère du café quelque chose de gris, de terne, sans qu’on sût préciser quoi.» (Le chien jaune.)

L’atmosphère de ses romans est grasse, elle tache. Qu’est-ce qu’une atmosphère, en littérature, si ce n’est, avant tout, une mélodie? Simenon admirait Bach et écrivait comme on compose des fugues. Ecrire, c’est créer une mélodie, ordonner, rendre palpable le temps. «Il vida sa pipe, se coucha lourdement, embrassa sa femme: «‒ Eveille-moi à l’heure habituelle.» Cette fois, son sommeil fut sans rêve. Quand il but son café, assis dans son lit, il y avait du soleil.» (Maigret et la jeune morte.)


Julien Burri

Chercheur en littérature, poète, écrivain et journaliste (il collabore au «Temps»), Julien Burri, 38 ans, a reçu le Prix de littérature en 2011 de la Fondation pour la culture de l’Etat de Vaud. Il vit à Lausanne.

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Profil

1980 Naissance à Lausanne

1997 Premier recueil de poèmes, «La punition» (Caractères)

2004 «Jusqu'à la transparence» (L’Aire)

2009 «Poupée» (Bernard Campiche)

2014 «Muscles» suivi de «La maison » (Bernard Campiche)
 
2017 «Prendre l’eau» (Bernard Campiche)

2018 «Suie» (Couleurs d’encre)