ll passe sur le trottoir, semelles pensives des matins douteux. Dans le bar parisien où vous l’attendez, vous l’avez reconnu. Kamel Daoud a dans le visage les plis d’une torpeur mêlée d’inquiétude, celle d’un commissaire après une nuit blanche passée à filer un suspect. On brode, intérieurement. Haroun, l’Algérien sans âge qui enquête sur la mort de son frère dans Meursault, contre-enquête (Actes Sud), c’est lui.

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Et le bistrot où l’écrivain journaliste vous a donné rendez-vous pourrait être celui où Haroun s’épanche, toute une vie à chercher le cadavre de «l’Arabe», Moussa, le frère aîné tué sous un soleil clinique par Meursault – héros et narrateur de L'Etranger –  jeune Français sur lequel tout glisse. Kamel Daoud s’assiérait et vous prendrait à témoin de l’amour d’une mère, celle d’Haroun et de Moussa, qui n’accepte pas la disparition du cadavre de son fils, qui réclame justice, quand toutes les preuves se sont volatilisées.

Comme dans Meursault, contre-enquête, vous seriez saoul de paroles et de rhum, vous tituberiez sur le sentier d’une vérité dérobée par un esprit malin, vous croiseriez le front solaire d’Albert Camus, vous entendriez sa voix de fête, son exhortation à ne pas trancher trop vite, à garder le cap d’une pensée critique. Kamel Daoud serait Haroun et Moussa et la mère. Et vous seriez l’étranger. A un moment, bien sûr, on inverserait les rôles.

Entre deux songes

Kamel Daoud vacille entre deux songes au cœur de cette matinée parisienne. La veille encore, il était à Oran, cette ville aux mille et une fables qu’il n’arrive pas à quitter, comme il dit. A Paris, il a son antre, un appartement qu’il a acquis il y a un an dans un pâté d’immeubles distingués, sans être tape-à-l’œil. «On sera mieux chez moi», souffle-t-il. Une fièvre d’aéroport l’engourdit, il attend un médecin.

Meursault, contre-enquête est une conversation après la noce des révolutionnaires, les effusions, les idéaux proclamés. Haroun se déboutonne en marginal, irréductible à un camp, fils déclassé de la cause algérienne, sans vraie foi ni loi, si ce n’est celle du verbe. Il se livre donc, face à un inconnu, venu de loin, aimanté par Albert Camus. Ce pas de deux aurait dû voir le jour au Théâtre de Vidy* à Lausanne dès le 25 mars, grâce au metteur en scène allemand Nicolas Stemann, aux comédiens Mounir Margoum et Thierry Raynaud.

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La révélation Camus

Converser par-delà les cimetières avec l’ami capital, Albert Camus. Tout procède de ce rêve de lecteur, raconte à présent Kamel Daoud dans la pénombre de son trois-pièces. Adolescent, dans son village, il respire la foi. Un père taiseux, un bloc de mystère: il a été militaire, à l’école des cadets, puis est devenu gendarme à l’indépendance. Une mère illettrée qui chérit ses enfants et son aîné, Kamel.

«J’ai lu à 20 ans Caligula, L’Homme révolté, L’Etranger, La Chute que j’admire par-dessus tout et ces livres ont été une révélation. J’étais un garçon pieux. En Algérie, on avait le choix entre la religion et le FLN, le parti du pouvoir. Grâce à Camus, j’ai pu imaginer et construire ma liberté. J’ai pour lui une admiration insolente.»

Impossible alors d’y voir un hasard. Comme son héros, Kamel Daoud fait le siège des journaux algériens. Il a 20 ans au début des années 1990 et le pays est déchiré par des attentats et des massacres en chaîne. C’est la décennie des fous de Dieu et des damnés. «Les intellectuels et les journalistes étaient pris comme cible. Ce fut ma chance, paradoxalement. La presse engageait à tour de bras pour remplacer ceux qu’on assassinait.»

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Aversion pour le manichéisme

Ces années forgent son aversion pour le manichéisme. Kamel Daoud ne se réclame d’aucun bord. Son parti est celui du doute. Est-ce parce qu’il se sent en rupture avec ceux qui prétendent incarner l’avenir du pays, en révolte contre les rentiers de la guerre d’indépendance? Ou parce qu’il a ce sentiment qu’on lui vole son histoire? Il retourne à L’Etranger, comme on cherche sa propre trace.

«Cette deuxième lecture m’a saisi, bien plus que la première fois, poursuit-il, voix d’oliveraie. J’ai eu envie de me glisser dans ce livre, de le vivre et de le voir de l’intérieur. Je suis fasciné par l’idée qu’écrire, c’est s’inscrire dans les pas d’un autre, continuer son roman. Tout me captivait dans L’Etranger. Sa structure d’abord, son côté «crime parfait»: Meursault tue un Arabe, dont le corps est introuvable. Sa façon aussi, magnétique, de restituer le climat méditerranéen. Surtout, ce roman, c’est sa grandeur, suspend le jugement.»

Haroun dans l’ombre de Meursault, donc. Le premier est rongé par son passé. Le second est captif d’un présent cotonneux, dans l’incapacité d’adhérer à la matière du monde. Tous deux sont condamnés à la bande d’urgence. A sa sortie en 2013 en Algérie, le livre déchaîne passions et colères. Un best-seller, certes. Mais aussi un pavé jeté dans la mare aux bien-pensants.

Attaqué de tous côtés

«Il a changé ma vie, pas seulement parce qu’il a été un succès mondial. Il m’a valu des procès d’intention. On attendait de moi que je règle son compte à Camus, le colonisateur. Or ce n’est pas ce que j’ai fait. Des universitaires m’ont attaqué parce que je trahissais la doctrine post-coloniale.»

Comme un centurion au repos, Kamel Daoud revit ses batailles d’Alger. Le chroniqueur, bretteur selon les causes, a la plume qui tranche, mais jamais à l’aveugle. «Il n’est plus admissible et il est trop simple d’imputer tous nos malheurs au colonialisme. Ce discours fait que je suis devenu clivant en Algérie. Les islamistes me condamnent, les tenants du post-colonialisme aussi. On me reproche même d’être un partisan du régime, alors que j’ai passé vingt ans à critiquer Bouteflika.»

Ethique du lecteur. Tels seraient le viatique et la sagesse de Kamel. Enfant, il relisait en boucle les livres à disposition, parce qu’ils étaient rares au village. Il les ruminait, les interrogeait, éprouvait leurs sortilèges, découvrant que la lettre n’est jamais close, qu’en elle est inscrit le principe d’un mouvement perpétuel. «Pourquoi voulais-je tant raconter des histoires? Pour séduire, c’est-à-dire aussi pour exister aux yeux de l’autre. Je voulais séduire mon père. Ecrire permet de parler à quelqu’un qui ne vous répond jamais.»

Haroun le mal-aimant, l’enfiévré, l’éruptif, poursuit un corps atomisé, celui aussi d’une génération, celle de Kamel, dont le présent aurait été confisqué par les vainqueurs de 1962. «Nous sommes une génération de fantômes. Nous n’avons pas la propriété du pays.» Kamel Daoud est un enquêteur entêté et philosophe. Scepticisme de combat. Ces jours, il a relu La Peste. Albert Camus l’étranger est un frère pour la vie.

*Toutes les activités du Théâtre de Vidy sont suspendues jusqu'au 30 avril, pour cause de coronavirus. Des représentations de «Contre-enquêtes» étaient initialement prévues du 1er au 9 mai; rens. https://vidy.ch/


Expresso

Où écrivez-vous? A Oran, dans ma maison. Et dans les trains, parce que je voyage beaucoup.

Quand écrivez-vous? Le matin. J’écris entre 9h et 13h. Puis je fais une sieste. L’après-midi, je m’occupe de ma famille.

Le classique qui vous accompagne? «Mémoires d’Hadrien» de Marguerite Yourcenar. Je le relis tous les deux ans. C’est un roman indépassable, par son style et la vérité de ses personnages.

Pourquoi écrivez-vous? Parce que ça augmente le sentiment de vivre. On écrit aussi pour séduire, toujours. Pour nouer un dialogue avec le monde. L’écriture, c’est le chant de la liberté.