Karla Suarez a quitté Cuba voilà plus de vingt ans, pour exercer son métier d’ingénieur en informatique à Rome, à Paris et aujourd’hui à Lisbonne. Mais c’est plus fort qu’elle: son île natale revient dans tous ses livres. La Havane année zéro (2012), par exemple, qui évoquait la fameuse «période spéciale», la situation économique désastreuse des années 1990 à la suite de l’effondrement du bloc soviétique. Ou son superbe Tropique des silences (2005), sur le passage à l’âge adulte d’une jeune fille dans une famille déréglée.

«J’écris sur mon Cuba, oui. Il me fallait sans doute être à distance pour le faire. Si je vivais encore là-bas, j’écrirais sans doute d’autres romans», nous racontait-elle cet automne à Paris. «C’est à l’étranger que j’ai commencé à regarder mon pays différemment. Peut-être parce que je n’avais pas envie de perdre ma terre, que je voulais la reconstruire pour pouvoir y retourner.»

Comment échapper à sa condition

La romancière, devenue l’une des plumes les plus réputées de l’île, reste dans la même veine avec Le Fils du héros. Elle y décortique le destin d’Ernesto, un garçon insouciant qui devient le «fils du héros» le jour où son père meurt en Angola, là où Cuba a envoyé des troupes pour participer à la guerre civile. A 12 ans, ni enfant ni adulte, il devient d’un coup responsable de famille. En grandissant, il deviendra un homme entravé qui tentera sa vie durant d’échapper à sa condition. Paradoxalement, ce deuil du père qu’il refuse de faire plombera sa vie mais la lui sauvera probablement aussi.

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La guerre en Angola demeure un sujet lourd à Cuba. Cette guerre on ne peut plus lointaine, pétrie de flous et de secrets, a duré de 1975 à 1990 et a impliqué 300 000 soldats. Karla Suarez s’est plongée dans les archives, pour un résultat en demi-teinte: «Plus je lisais, moins je comprenais. Ce conflit est d’une grande complexité. J’ai découvert beaucoup de choses, mais j’ai dû m’arrêter à un moment donné pour ne pas quitter le roman que je voulais écrire. Le roman permet à toutes les voix, tous les regards d’exister.»

Le quotidien d'une île

Karla Suarez réussit à ne juger aucun des personnages. Impossible d’en vouloir à Ernesto d’être le responsable principal de son divorce d’avec Renata, d’une patience pourtant au-delà du raisonnable. Ou de condamner le vieux Berto pour n’avoir pas tout raconté dès le début. Ou de poser des verdicts définitifs sur les membres de la famille d’Ernesto qui expriment leur douleur chacun à sa façon. La guerre en Angola est un moyen pour parler de la famille, des idéologies, de la lâcheté, des pièges de l’existence.

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Karla Suarez déploie un sens aigu des dialogues, jamais un mot de trop dans des échanges très denses. Si elle n’entend pas faire de Cuba le protagoniste central de ses romans, sa plume évoque avec finesse le quotidien de son île. Elle décrit notamment ce double système monétaire pratiquement impossible à comprendre pour quelqu’un qui ne vit pas là-bas. Avec Le Fils du héros, Karla Suarez évoque certes quinze ans de guerre au bout du monde. Mais c’est bien le combat quotidien d’un peuple résilient qui hante son œuvre.


Karla Suarez, «Le Fils du héros», trad. de l'espanol (Cuba) par François Gaudry, Métailié, 256 p.