Surtout pas d’effets de manches. Ouvrir Tour d’horizon de Kathleen Jamie, dans l’excellente traduction de Ghislain Bareau, c’est d’abord entendre une voix, celle d’une poétesse qui depuis près de vingt ans compte parmi les plus suivies dans le monde anglophone. Lectrice entre autres de Seamus Heaney ou d’Annie Dillard, elle croise, dans ses poèmes, paysages, histoire, celle des femmes, des corps. Récits de voyage et essais, au sens anglais très large, complètent une œuvre où la nature campe comme un leitmotiv.

Tour d’horizon (Sightlines en anglais) est un recueil de récits où Kathleen Jamie observe, avec l’acuité à la fois du poète, du reporter et de l’écrivain. Que regarde-t-elle avec nous, ses lecteurs, sur ses épaules? Le vivant sous toutes ses formes. Ouvrir Tour d’horizon, c’est faire l’exercice salutaire d’élargir son champ de vision, d’adopter, ou du moins de s’approcher, du point de vue des baleines ou des fous de Bassan. De quitter le surplomb humain pour une vision plus horizontale.

Un art pour décrire les couleurs

Ce sont les icebergs du Groenland qui ouvrent le livre. Sur un bateau avec un petit groupe de voyageurs, photographes, ornithologues, Kathleen Jamie regarde passer ces masses compactes de silence gelé. Après minuit a lieu l’entrée en scène d’une aurore boréale: «D’un vert lumineux de la couleur du plumage d’une sarcelle, l’aurore boréale scintille presque immédiatement au-dessus de nos têtes. Elle se développe dans la nuit étoilée comme l’haleine projetée contre un miroir, et elle se déplace.»

Dès les premières pages, il y a cet art pour décrire les couleurs que l’on retrouve tout au long du livre: «D’abord c’est un voile émeraude, puis cela prend la forme d’un cocktail à la menthe.» Tout de suite aussi, cette façon de rappeler qu’elle, Kathleen Jamie, n’est qu’une observatrice parmi les autres. Elle ne fait pas partie de la longue lignée des écrivains démiurges. Elle regarde. Elle dit les coulisses, toujours, pour éviter les roulements de tambour, le lyrisme inutile.

Présence des icebergs

Après cette entrée en matière où la présence si particulière des icebergs confère son rythme aux phrases, Kathleen Jamie évoque la mort de sa mère. Après les derniers soins, il s’était agi de «laisser faire la nature», selon l’expression du corps médical. Peu de temps après, la poétesse se retrouve à un colloque sur «le rapport que nous entretenons avec les autres espèces».

Admettant sa propre fatigue et son énervement, elle décrit avec une pointe d’ironie les prises de parole faites depuis une estrade coiffée par un vitrail du XIXe siècle. Le côté donneur de leçons des intervenants qui assènent la nécessité de «renouer avec la nature»; l’émotion face à la rencontre avec une otarie ou un ours polaire.

Au moment des questions, Kathleen Jamie en a plusieurs mais ne lève pas la main: «J’en avais concernant la nature, principalement, avec laquelle on nous exhortait de renouer. En quoi consistait-elle exactement, et où la trouver?» Suit un paragraphe qui rassemble en quelques phrases nos contradictions envers les autres espèces, le monde dit animal, le vivant en général. Comme Novembre de Jean Prod’hom (D’autre part, LT du 23.02.2019), Tour d’horizon propose une méditation en actes ou en mouvement sur les questions si actuelles de notre rapport à la planète.

Avec les bactéries

Sans le dire explicitement, l’auteure rassemble une série de voyages, des souvenirs de jeunesse aussi, qui, de façon délicate, expriment, rappellent, notre appartenance au monde du vivant, ni plus ni moins. Et symptomatiquement, si elle suggère le décès de sa mère comme l’événement déclencheur de ce parcours, Kathleen Jamie détaille ensuite une série de visites qu’elle a rendues à l’hôpital de Dundee auprès d’un anatomopathologiste, le docteur Franck Carey.

La nature ne comprend pas que les loutres et les fleurs sauvages, il y a aussi «notre monde intime, le corps et ses formes étranges et improbables, et parfois elles peuvent mal tourner». Il n’y a pas que les dauphins qui sautent hors de l’eau. Il faut compter avec les bactéries, dit-elle encore à son ami anatomopathologiste, tandis qu’ils marchent dans les couloirs de l’hôpital. Et par un de ces apartés que l’auteure note comme autant de pas de côté, le médecin lui-même lui glisse: «Tu vois, jusqu’à présent, il ne m’était jamais venu à l’esprit que tout ça faisait partie de la «nature.»

Après les aurores boréales, nous voici donc dans un sous-sol d’hôpital, l’œil ouvert sur un microscope qui grossit une fine tranche de colon humain: «J’étais juchée en haut d’un sommet très élevé et je contemplais une campagne toute rose, un paysage. Je pouvais voir un estuaire, avec une rive nord et une rive sud. Dans l’estuaire, il y avait des îlots en forme d’aile et des bancs de sable, comme si la mer s’était retirée. […] Comme si nous étions sur un tapis volant, nous nous sommes envolés vers le sud de l’estuaire et Franck m’a fait remarquer à quel point les cellules y étaient calmes et ordonnées…»

Outils des poètes

Changer de point de vue, renverser les habitudes de voir: tels sont les outils des poètes. Et si nous les importions dans nos vies, semble suggérer Kathleen Jamie. La poésie permet de voir au-delà des mots, par-delà le langage. La saveur de Tour d’horizon vient du croisement de cette attention-là avec le regard des scientifiques ou des connaisseurs. Parmi les moments particulièrement mémorables, de ce point de vue, il faut mentionner la visite à la salle des baleines, la Hvalsalen, du Musée d’histoire naturelle de Bergen en Norvège. S’y trouve le plus grand nombre du monde de squelettes de baleines, de toutes les espèces, des plus petites aux plus grandes.

Kathleen Jamie est «submergée» par l’atmosphère onirique qui se dégage de ces os gigantesques accrochés au plafond. Ces ossatures énormes «s’étaient réunies en secret pour créer un lieu de silence et de mémoire. Un constat massif: nous fûmes des baleines. Voici ce que nous sommes. Passez quelques instants ici et vous aussi connaîtrez la sensation d’être un énorme mammifère marin, de ne pouvoir se mouvoir ailleurs que dans la mer, de devenir immense grâce aux largesses de l’océan.»

Il faudrait aussi parler des fous de Bassan qui nichent en été dans les falaises, au milieu des arméries roses, un genre d’œillet sauvage. Et de Saint-Kilda, l’île «sauvage» abandonnée par ses habitants dans les années 1930 et devenue depuis une destination pour citadins fatigués. De cette brassée de récits, de ce bouquet d’expériences, écrits avec un humour fraternel, celui qui vient naturellement quand on remonte les manches avec les autres, humains ou animaux, il ressort que l’on ouvre plus grand les yeux. Tout autour de soi. Que l’horizon semble élargit.



RECITS

Kathleen Jamie

«Tour d’horizon»

Trad. de l’anglais par Ghislain Bareau

La Baconnière, 216 p.