Livres
Prix Nobel de littérature en 1994, l’écrivain est aussi un homme engagé dans la lutte contre l’énergie nucléaire, «symbole de la soumission de l’homme à la violence». Un Quarto réunit une vingtaine de ses romans

Kenzaburô Ôé, c’est l’histoire d’un enfant de la forêt qui allait composer une œuvre envoûtante, comme le copier-coller de l’âme japonaise avec tous ses secrets et ses ombres les plus insaisissables, loin, très loin des pétales de cerisiers ou des fumées d’encens de circonstance. Et Ôé – prix Nobel de littérature en 1994 –, c’est aussi l’histoire d’un résistant, l’histoire d’un éternel dissident tellement acharné dans ses luttes politiques et écologiques qu’il est devenu la conscience morale du Japon et, au-delà, de tous ceux qui veillent au chevet de notre planète. Avec, depuis plus d’un demi-siècle, la même exigence, sous le double spectre d’Hiroshima et de Fukushima: en finir avec le nucléaire et avec l’atome, «symbole de la soumission de l’homme à la violence». Un engagement de chaque instant qui a conduit Ôé, en juin 2012, à présenter au premier ministre de son pays une pétition appelant à l’abandon de cette forme d’énergie si controversée, avec, à l’appui, sept millions de signatures.
Incurable folie
Ce combat du samouraï Ôé – qui a refusé d’être décoré par l’empereur du Japon après son Nobel –, on le retrouve dans certains de ses livres. A commencer par ses célèbres «Notes de Hiroshima», publiées en 1965, où il donne la parole aux survivants de cette tragédie, des hommes et des femmes saccagés dans leur chair et dans leur âme, «des gens qui, sans pourtant jamais se déclarer vaincus, ont continué à vivre là où germe l’incurable folie». Quant aux romans d’Ôé, ils sont souvent chevillés à ce drame et aux autres traumatismes de l’histoire japonaise, autant de métaphores du Mal, la grande hantise d’une œuvre dont on retrouve toutes les étapes dans le gros «Quarto» que publie Gallimard. Au générique, une vingtaine de titres. Et les mêmes obsessions qui se télescopent constamment –comme «une tectonique des plaques» explique Ôé–, la même quête à la fois éthique et métaphysique, le même désir de comprendre la condition humaine dans ce qu’elle peut avoir de plus déconcertant, de plus paradoxal et, souvent, de plus sombre.
Cuve de formol
C’est le cas des tout premiers récits d’Ôé, écrits sous le signe de Kafka à la fin des années 1950 alors que, totalement inadapté à la vie urbaine, il vient de quitter les forêts de son île natale – Shikoku – pour aller étudier la littérature française à Tokyo. Ce que le futur Nobel y met en scène, c’est une génération perdue sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale, après la capitulation de son pays: des jeunes gens déboussolés, en proie au mal-être, tentés par le nihilisme, incapables de s’accomplir au cœur d’un Japon moribond, semblable à un bagne et parfois à une morgue. Comme celle qui sert de décor au «Faste des morts» où, à 22 ans, en 1957, Ôé met en scène un étudiant contraint d’exécuter une tâche particulièrement répugnante: transférer des cadavres pestilentiels d’une cuve de formol à une autre, comme si sa vie se réduisait à cet odieux trafic avec la mort. Et le livre suivant, «Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants», en 1958, en dit également long sur le désarroi du jeune Ôé, lequel décrit le cauchemar d’une poignée de délinquants qui, pendant la guerre, doivent fuir leur maison de correction sous les bombardements américains, avant de se réfugier dans un village de montagne où ils seront traités comme des pestiférés.
Tendresse paternelle
Les années 1960 se noueront autour du même fil noir, avec des personnages qui ne trouvent leur salut qu’à travers la mort ou le suicide, considéré comme un sacrifice suprême. A ce pessimisme si radical, s’ajoutera un drame intime: la naissance en 1963 de son fils Hikari, handicapé mental dont la souffrance fait écho à celle des suppliciés d’Hiroshima. Cette épreuve, Ôé ne cessera de l’évoquer dans ses romans – «Une affaire personnelle», «Dites-nous comment survivre à notre folie» ou «M/T et l’histoire des merveilles de la forêt» – mais sa détresse, peu à peu, fera place à une tendresse paternelle bouleversante. Et à une poignante communion avec Hikari, futur compositeur que la musique finira par libérer de son mutisme, au début de l’adolescence – «quelque chose qui est proche de la grâce», écrit Ôé dans «Une famille en voie de guérison».
En voie de guérison
Au fil des décennies, son œuvre sera de moins en moins ténébreuse, comme si elle était, elle aussi, «en voie de guérison». Un apaisement, doublé d’une magistrale méditation sur la fragilité et la vulnérabilité des êtres. Avec, d’un livre à l’autre, le désir de donner un nouveau sens à la douleur mais, également, la nostalgie de l’enfance perdue et le besoin de réinventer les légendes de son île natale, miraculeuse Atlantide préservée des fracas de l’Histoire. Et si le militant Ôé ne cessera de dénoncer les dérives de cette histoire-là, l’écrivain, en lui, dira vouloir désormais «s’occuper de son âme» comme il le confesse au détour d'«Une existence tranquille» – le dernier roman figurant dans ce volume de la collection «Quarto».
Adoucir les souffrances
Lequel se referme sur le discours qu’Ôé prononça à Stockholm, en novembre 1994, lors de la réception de son Nobel. Il y évoque ses combats politiques et écologiques, avant d’en appeler à «la réconciliation de l’humanité entière». Et cet humaniste acharné, grand lecteur de Camus, y formule un rêve, celui de tout écrivain: «Je souhaite que mon œuvre guérisse les êtres de leurs maux individuels et des maux de leur temps, et qu’elle panse les blessures de leur âme. J’ai dit que nous étions déchirés par l’ambiguïté d’être japonais, mais c’est avant tout pour adoucir ces souffrances que j’ai poursuivi mes efforts dans le champ de la littérature.»
Anthologie
Kenzaburô Ôé, «Œuvres», Edition établie et préfacée par Antonin Bechler, nombreux traducteurs, Gallimard, collection «Quarto», 1350 p. et 65 documents. *****
A lire également
Kenzaburô Ôé, «L’écrivain par lui-même», un livre d’entretiens avec Ozaki Mariko traduit par Corinne Quentin (Editions Philippe Picquier, 380 p.).
En poche, dans la collection Folio, viennent de ressortir deux romans, «Une affaire personnelle» et «M/T et l’histoire des merveilles de la forêt».
Sur notre site: Kenzaburo Ôé: «Ah! Me suis-je dit. C’est donc cela être japonais!»