Quand l’aigle pêcheur sanglote, ou l’Iliade du peuple kanak rendue aux siens

Un travail ethnologique et linguistique exemplaire réveille le chant et la vision des révoltés de Nouvelle-Calédonie, vaincus par l’armée coloniale française en 1917

Genre: Anthropologie
Qui ? Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo, Adrian Muckle
Titre: Les Sanglots de l’aigle pêcheur. Nouvelle-Calédonie: la guerre kanak de 1917
Chez qui ? Anacharsis, 720 p. avec un CD

Acte politique, travail linguistique et ethnologique exemplaire, Les Sanglots de l’aigle pêcheur restitue en vers et en prose un vaste corpus de chants et de récits qui offrent la vision des vaincus. C’est la revanche symbolique du peuple kanak à l’issue de la guerre qui a opposé une partie de la population, au nord de la Nouvelle-Calédonie, aux autorités françaises.

En avril 1917, pendant que les combats, les grèves et les troubles sociaux déchirent l’Europe, un conflit armé s’engage à l’autre bout du monde. Exaspérés par le mépris dans lequel ils sont tenus depuis la colonisation en 1853, relégués dans des réserves, informés du sort qui les attend outremer, les Kanak refusent de s’engager comme «volontaires» aux côtés de la France. Les affrontements durent douze mois. Les Kanak en sortent perdants. Ils ont perdu beaucoup d’hommes, leurs habitats et leurs cultures sont dévastés, les clans dispersés. Désormais, le combat pour leur identité va se déplacer sur le terrain de l’épopée, dans une polyphonie qui compose une somptueuse Iliade. Elle leur est restituée aujourd’hui, dans leurs langues, et offerte en traduction.

Aujourd’hui, lemot kanak n’évoque pas grand-chose: une invective du capitaine Haddock, quand le nom s’écrivait encore «canaque» et valait «nègre» ou «sauvage»; l’assassinat du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou en 1989, et le centre culturel qui porte son nom, œuvre de Renzo Piano…

Depuis quarante ans, l’anthropologue Alban Bensa séjourne régulièrement en Nouvelle-Calédonie. Avec Kacué Yvon Goromoedo, spécialiste de la langue paici, et l’historien Adrian Muckle, il a recueilli un immense corpus de chants versifiés, de récits historiques et mythologiques qui fixent dans la mémoire collective les événements de 1917. Les chercheurs ont enregistré ces textes ou les ont repris des cahiers sur lesquels les Kanak les avaient eux-mêmes notés, ils les ont transcrits en version originale et traduits, en prose ou en vers. Les Sanglots de l’aigle pêcheur est un livre d’histoire qui valorise les langues kanak longtemps interdites de l’école, un instrument de travail pour les enseignants de Nouvelle-Calédonie et un trésor épique et lyrique pour les lecteurs francophones. Une création sonore sur CD accompagne l’ouvrage.

«Les Larmes d’Anaïs», qui ouvre le livre, est le chant d’une vieille dame, descendante des combattants de 1917. Elle a voulu donner sa version de l’histoire, avec «une émotion politique et religieuse» vibrante. Puis, Pwenyî Ignace Péaru fait revivre les combats: «Alors les soldats foncent. Voilà, et ils les tuent au fusil. […] C’est le grondement de la fusillade qui fait comme le bruit du vent sur les tiges de bois de fer, le bruit de leur fusillade, quand ils ont tiré avec leurs fusils, là. Ils les tuent tous au fusil.» Dans un autre chant, l’aigle pleure «en doux sanglots» et nomme les lieux dévastés, «Les pays sont tous emportés/les chefferies sont au fil de l’eau/sites funéraires dans le courant…». D’autres récits racontent la prison où les vaincus furent emmenés et où beaucoup moururent, les corps disparus, le deuil impossible à faire. «La terre est trop dure et le ciel trop haut», s’exclama le chef Apégu devant le tribunal.

Au XIXe siècle, les Kanak gravaient leur histoire en dessins sur des bambous (le Musée d’ethnographie de Genève en possède une belle collection). Par la suite, avec le pasteur ethnologue Maurice Leenhardt, ils maîtrisent l’écriture alphabétique et remplissent des cahiers. Les commentaires mettent ces textes en situation, montrent comment le colonisateur a joué des grands et des petits chefs pour établir son pouvoir. Pragmatiques, les Kanak étaient disposés à vivre avec les nouveaux habitants – bagnards, petits colons, administration française, missionnaires –, ils demandaient seulement leur place dans le nouveau système.

Elle leur a été refusée. C’est ce que disent aussi ces chants avec force et énergie: «Ecoutez donc écoutez voir/entendez donc entendez voir/écoutez ensemble l’appel/entendez le cri poussé/entendez l’appel de Kowi/le cri lancé par Apégu/le cri et les lamentations/l’appel lancé et les regrets/les cris et les oppositions/l’appel heureux des fugitifs».

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Alban Bensa

Entretien dans «Les Nouvelles calédoniennes»

«Au-delà de la seule expression kanak, la mémoire orale et écrite des autres composantes de la société calédonienne mérite aussi toute notre attention, afin qu’émerge enfin cette histoire en partage dont nous avons tant besoin aujourd’hui»