Au bout du voyage, Philippe Rahmy s’exclame: «J’aime l’Amérique. Je n’ai pas eu à apprendre à l’aimer. J’ai reconnu son autorité.» En novembre 2016, l’écrivain arpente la Floride. En fauteuil roulant, en voiture, toujours à la limite de ses forces, comme il l’a fait à Shanghai, Tel-Aviv, Buenos Aires, partout dans le monde, avec sa compagne Tanja. En 2017, à 53 ans, dans sa pleine force créatrice, en résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski à Montricher, il travaille d’arrache-pied au récit de ce périple. Le 1er octobre, son corps l’abandonne, un corps qui le tient en sursis depuis sa naissance, qui se casse et le trahit sans cesse, qu’il a maudit et célébré dans des textes poétiques violents et splendides, et jusque dans ce dernier écrit.

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C’est donc avec tristesse et admiration qu’on lit Pardon pour l’Amérique, livre complexe qui tient du reportage, de l’autobiographie et de la méditation philosophique. Au départ, il s’agit de rencontrer des condamnés innocentés, libérés après des décennies de captivité. Le pardon est-il possible? Comment survit-on à la prison, à l’injustice? Mais à peine débarqué dans la Floride des retraites dorées et des casinos, Philippe Rahmy se heurte aux difficultés administratives. Le découragement le guette, pas longtemps cependant. «L’Amérique ne se révèle qu’à une certaine bassesse, à une certaine proximité, une certaine lenteur: ce sont la lenteur, la bassesse du prisonnier.»

Se mettre en danger

Des prisonniers, il en rencontrera. Et aussi d’autres perdants de l’ère Trump qui s’inaugure: clandestins latino-américains; cueilleurs de tomates à 40 cents de l’heure; militants syndicaux; vétérans de la guerre en Irak, assommés de médicaments dans leurs cliniques; Indiens abrutis d’alcool, gérant les casinos que le gouvernement leur a confiés en compensation de leurs terres, ou perpétuant des rites ancestraux dans un dérisoire acte de résistance, avant de pointer à l’usine ou au chômage.

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Dans sa rage de vivre et de témoigner, Philippe Rahmy entreprend des actions insensées, vu son état: ramasser des tomates toute une journée; en passer d’autres à attendre, dans une baraque en pleine chaleur, en buvant avec un Noir en colère, qu’un rendez-vous s’organise. Il se met en danger, s’en moque, comme il se moque de la littérature: «Aucune phrase ne vaut d’être conservée, ne saurait survivre à ceux dont je partage les journées. Travailleurs. Exilés. Sans voix. Je choisis mon camp. Une seule tentative, une naissance, une mort, une unique traversée.» Pardon pour l’Amérique est un livre d’un lyrisme sec et vibrant, très physique.

Devenir «pure empathie»

Des souvenirs d’enfance remontent, âpres. Des histoires de cour d’école, violentes. Une fée les éclaire, Gaby, l’étudiante américaine qui lui a fait découvrir «les vrais textes», Baudelaire, le choc du théâtre. «La littérature est un poison concentré qui, étrangement, nous délivre pour partie de la mort, nous livrant à la beauté de l’agonie.» Dans l’entrelacs des rencontres, des témoignages, elle surgit à chaque page, même si, confronté au réel, il déclare vouloir y renoncer. Des livres, des films, des musiques accompagnent le voyageur. Truman Capote et sa fascination pour les criminels. La Bible que lui lisait sa mère. Rousseau, Tocqueville. La naissance d’une nation, l’épopée raciste de D. W. Griffith, film fondateur de 1915. Les photos de Germaine Krull et les reportages de Hanna Krall. Jim Morrison.

Je ne témoigne ni à charge ni à décharge, je ne suis le porte-parole de personne. Je cherche ma voix et je la trouve là où ça tremble, grince, gémit.

Pardon pour l’Amérique, p. 262

De motel sordide en taudis, l’écrivain tente d’oublier qu’il en est un, voudrait devenir «pure empathie». Son état précaire le met à hauteur de ses interlocuteurs, au plus bas, au-delà de la parole. Il se reconnaît dans le premier prisonnier qu’il rencontre, «ce maître du silence», indiscutablement criminel, qui remue les lèvres sans émettre un son.

Personnages inoubliables

Les gens qui peuplent Pardon pour l’Amérique donnent au livre son énergie vitale. On n’oubliera plus Silvia qui tente d’organiser les travailleurs clandestins d’Immokalee; Ishi, sa fille, et son rêve: travailler à la NASA. Ni Engeli, qui demande «Pardon pour l’Amérique!», avec son esprit resté du côté de Falloujah en Irak, pendant que Sweet Sixteen, chanté par Billy Idol, résonne en bande-son. Vesh, rescapé du massacre d’Acteal au Mexique, toujours en route vers la Révolution. Lana Rhodes qui se répand en invectives céliniennes depuis sa prison. La petite pendue, Dengé, avec ses baskets Hello Kitty. Ceux qui ont tout oublié, ceux qui meurent des pesticides inhalés dans les champs de tomates ou conçoivent des enfants difformes. Filles violées, femmes battues. Indiens, Afro-Américains, Latinos, descendants de paysans irlandais, «removable aliens», étrangers «amovibles», révocables, comme dit l’administration Trump.

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Toute cette violence prête à exploser éveille en Rahmy «une violence équivalente» face à l’injustice. Il se tient là, exposé, et l’Amérique d’en bas résonne en lui – gens, insectes, chats, paysages saisis avec précision et affection. Le pays tout entier est une prison, peuplée d’individus qui ont peur. «C’est désormais à moi de parler. Le cœur dévasté, mais sans ressentir la moindre émotion, sans pardonner, sans même juger l’imposture de toute colère et de toute compassion, ce que j’écris ici, aux Etats-Unis, entre les champs et la prison, vaut pour ma vie.»


Philippe Rahmy, «Pardon pour l’Amérique», La Table Ronde, 320 p.