L’amour, théorie et pratique
Roman
«Ester ou la passion pure» est le premier roman traduit en français de la Suédoise Lena Andersson. Où elle décortique les abymes du sentiment amoureux

L’amour, théorie et pratique
«Ester ou la passion pure» est le premier roman traduit en français de la Suédoise Lena Andersson. Où elle décortique les abîmes du sentiment amoureux
Les amoureux sont convaincus de la singularité de leur émotion. Tout comme ils croient à l’acuité exceptionnelle de leur déception, ou même à l’impossibilité de partager leur désarroi. Aussi Ester Nilsson, personnage principal de Ester ou la passion pure, est-elle contrariée de reconnaître ses sentiments dans la tendre correspondance entre le poète russe Maïakovski et sa compagne Lili Brik. «Nous sommes tous uniques de la même manière», s’aperçoit-elle, dépitée. «A toutes les époques et dans tous les pays.»
Autant pour la sincérité de la passion, pourtant si pure, d’Ester. De fait, les tourments de la jeune femme n’ont de particularité que le regard incisif que leur concède l’auteure, la journaliste et romancière Lena Andersson. L’écriture de la Suédoise est guidée par une assurance qui fait défaut aux émotions de son personnage: ses phrases sont animées par une exactitude où se glisse l’ironie, une limpidité qui cède volontiers au commentaire sagace. Le jeu de sa langue est double, il oscille entre empathie introspective et observation lapidaire – savant équilibre pour signifier avec tact cette part de ridicule qui, chez l’amoureux éconduit, pousse aux comportements les plus déraisonnables.
Et pourtant, Dieu sait si Ester Nilsson est une femme que caractérisent la constance et la clarté d’esprit. Trente et un ans, titulaire d’un doctorat en philosophie, elle évite les situations «susceptibles de l’éloigner de ce à quoi elle veut s’employer: lire, penser, écrire et discuter». Pompeusement appliquée à «décoder la nature du monde et la nature humaine», elle s’efforce de marier l’objectivité à la subjectivité – et vice versa. «Le réel est tel qu’elle le ressent», aime à penser celle qui dépose sur toute situation un filtre analytique.
Ce statu quo est mis à l’épreuve lorsqu’Ester est sollicitée pour préparer une conférence sur Hugo Rask, artiste vidéo mondialement connu. L’attirance est immédiate: tandis qu’elle rédige son intervention, elle se sent naître une affinité avec la nature optimiste et engagée du travail du vidéaste. A un tel point qu’il lui semble que ses mots «enveloppent et caressent» l’œuvre de l’artiste. La langue, cet acte passionnel, son «aphrodisiaque à elle, le seul qu’elle connaît et maîtrise parfaitement», donne le ton de sa ferveur. La conférence occasionne une première rencontre avec le maître, puis d’autres rendez-vous. Des entrevues qui, du côté d’Ester du moins, donnent naissance à une passion fervente.
Cependant le comportement de Hugo Rask échappe à Ester Nilsson, qui entreprend d’éclairer son amour aux lumières apaisantes de la dialectique. Elle se sent l’âme d’une phénoménologue, mais Hugo ne serait-il pas plutôt behavioriste? Dans ce cas, pourquoi ne prend-il pas les devants, pourquoi ne l’invite-t-il pas chez lui à l’issue de l’un de leurs nombreux dîners? Y a-t-il une autre femme? Elle passe le sentiment au crible de la méthode, avance des suppositions, anticipe les réactions. Et se trompe systématiquement.
Finalement, ils couchent ensemble. Une, deux, trois fois. Et puis plus rien. Hugo ne répond plus à ses coups de fil, ne l’invite plus dans son atelier. De l’entente parfaite, la relation bascule dans la dissymétrie la plus totale. C’est la tyrannie du SMS et des appels non retournés. Les mois se succèdent, vides, engourdis par l’attente. Le «chœur des copines» tente de raisonner Ester en prise avec «le prurit amoureux».
L’amour décrit par Lena Andersson est comme l’œuvre de Hugo Rask: de nature conceptuelle. Il ne s’appuie sur d’autres supports que la pensée. Ainsi, les rares irruptions matérielles du roman revêtent une importance symbolique – cette chaise que Hugo a offerte à Ester, ce manteau qu’il a déplacé avec tant de grâce. De l’évocation à l’introspection, la narration reste en suspens, se glisse entre les gestes et leur perception, sans même s’arrêter sur les apparences ou figer les images.
Etrange atmosphère que celle de ce livre qui donne à ressentir l’absurdité parfois nécessaire du va-et-vient amoureux, de ces relations qui se passent de l’objet du désir, mais se bercent d’illusions. L’impertinence discrète de Lena Andersson, qui révèle toute l’envergure de la détresse d’Ester, met en place un point de vue original sur un thème qu’on aurait pu croire éculé. Cette fraîcheur tient-elle à la rigueur de la construction, à l’introspection systématique d’un point de vue féminin, au gouffre entre l’intelligence de la jeune femme et la passivité émotionnelle de l’homme qu’elle a choisi?
Toujours est-il qu’Ester ou la passion pure, cinquième roman de la Suédoise née en 1970 et premier livre traduit en français, ouvre une fenêtre bienvenue sur l’écriture de Lena Andersson. L’auteure, qui ne se prive pas de quelques prises de position, donne dans ce récit un aperçu de son activité d’éditorialiste pour les grands quotidiens suédois. La critique suédoise l’a d’ailleurs récompensée pour son aptitude à conjuguer l’argumentaire de l’essai à la subjectivité de la fiction. Il se dégage de son écriture du sensible une réelle pertinence qui donne aux contraires de cohabiter. Un cynisme empathique, un affectif détaché, une douceur acerbe. Lena Andersson, ou l’écriture du paradoxe.
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Lena Andersson
«Ester ou la passion pure»
«Comme tous les amoureux, Ester Nilsson attachait une trop grande importance au contenu et à la lettre, et trop peu à la vraisemblance et au contexte»