Evguéni Vodolazkine invente une langue enluminée comme une icône

Genre: roman
Qui ? Evguéni Vodolazkine
Titre: Les Quatre Vies d’Arséni
Trad. du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton
Chez qui ? Fayard, 362 p.

La peste, la Grande Peste règne sur cette chronique médiévale «non historique» d’Evguéni Vodolazkine intitulée Les Quatre Vies d’Arséni. Dans une des petites tragédies de Pouchkine, le président du banquet chante son «hymne à la Peste». Ici l’herboriste Arséni, que son grand-père a longuement formé en arpentant forêts et marais aux environs du lac Blanc, soigne par ses onguents et ses prières les pestiférés de Pskov ou de Kirillov et une multitude d’autres maux également. Mais Arséni, qui est un saint et un thaumaturge, est aussi un pécheur, et toute sa vie de médecin et d’exorciste il tente d’expier un amour de jeunesse: Oustina est venue se réfugier dans sa masure, au cimetière de Roukino, un amour de feu est né entre eux, il l’a cachée, n’a pas réussi à la sauver lors de son accouchement. Oustina est morte sans les sacrements.

Les Quatre Vies d’Arséni déroule un texte magnifique et enluminé comme une immense icône: au centre un médecin médiéval, devenu un fol en Christ, changé en un pèlerin en butte aux embûches du monde et de la mer, enfin un moine du «grand habit», – c’est-à-dire mort une seconde fois: il change encore de nom et son habit noir se couvre de crânes.

Le plus captivant dans ce roman, c’est la structure du temps. Les épisodes s’ajustent les uns aux autres comme des bandes dessinées aux marges de l’icône, juxtaposées sans que l’homme ose les unir par lien de causalité. Leur vrai lien est le cycle caché du temps, car l’homme vit dans un système d’archétypes superposés, presque «jungiens». Et la spirale des images de cruauté, de miséricorde, de guérisons et d’agonies, tout un immense défilement de misères humaines se lit de bas en haut, comme dans une icône retournée tête-bêche.

Des scènes extraordinairement puissantes jalonnent les bordures de cette icône: la fuite hors de la ville du prince du lac Blanc grâce à la méprise d’un brigand, les attaques de caravanes dans les Alpes, une tempête monstre au large de la Crète, les Mamelouks brigands de Palestine. Au début du livre Oustina s’était réfugiée chez le tout jeune Arséni, à la fin l’orpheline Anastasia se réfugie chez le vieil ermite Lavr dans sa grotte, car elle est pourchassée par le village qui voit en elle la cause de la famine. Ainsi le temps parachève son cercle et le Repos vient à Arséni par l’humiliation la plus grande: il prend le «péché de chair» d’Anastasia sur lui.

Connaissance, Renoncement, Voyage et Repos sont les quatre pages de ce Livre mystérieux sur écorces de bouleau, comme on les trouve dans la boue de Novgorod. «Comprends-tu ce que lis, ou ne faitz que pagines tourner?» La langue tantôt médiévale (et le pastiche de la traductrice est très réussi), tantôt slang d’aujourd’hui, nous transporte stylistiquement d’un bout à l’autre du temps.

La vie d’Arséni se déroule de 1440 à 1520, avant et après 1495, qui dans le calendrier ancien «depuis la Création du Monde» n’est autre que l’an 7000, et les hommes se préparent donc une fois de plus à la Fin du Monde. Une fin qui est remise, mais que tous persistent à sentir proche. Une foule énorme d’hommes suppliants s’assemble pour les funérailles de l’homme de Dieu, mais selon son vœu son corps sera traîné dans un marécage pour y être dévoré par moustiques et bêtes d’eau.

Ni pastiche, ni chronique, ni policier médiéval comme Le Nom de la rose, ces Quatre Vies d’Arséni, dues à un brillant philologue de la Maison Pouchkine à Saint-Pétersbourg, reprennent la tradition très russe de la quête du Juste. Et pour ce faire Evguéni Vodolazkine a inventé une écriture surprenante, tout à la fois envoûtante et choquante, qui renouvelle entièrement le genre de la «chronique». Nourrie de toute la littérature médiévale russe, vies de saints et voyages en Palestine, le récit cherche en vain à surmonter la Séparation – celle des hommes entre eux, celle du monde avec les hommes. Vaut-il la peine de s’attacher les uns aux autres quand tout se sépare toujours pour finir? La vie russe si chaleureuse ne s’achève-t-elle pas elle aussi sur la séparation? «Et vous, vous y comprenez quelque chose?, demande le marchand allemand Siegfried au forgeron. – Nous? Le forgeron regarda Siegfried et réfléchit. Nous, c’est sûr, on n’y comprend rien non plus.» Les quatre pages de la vie d’un juste russe, extraites de la boue, sont arrachées par le vent…

Evguéni Vodolazkine est invité au Salon du livre de Genève, sur le stand russe, le jeudi 30 avril à 12h en compagnie de l’écrivain Zakhar Prilepine (lire ci-dessus), et à 15h30 pour présenter «Les Quatre Vies d’Arséni». Il participe aussi à deux débats, samedi 2 mai à 16h et à 17h, ainsi que le dimanche 3 mai à 15h.

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Evguéni Vodolazkine

«Les Quatre Vies d’Arséni»

«Tu dois rester encore trois jours ici, dit Arséni à l’âme. C’est bon de penser que les trois premiers jours, les âmes restent là où elles ont vécu»