Etre ou ne plus être dans l’Union européenne: plusieurs écrivains ont pris l’actualité à bras-le-corps cette année. Jean-Philippe Toussaint dans La Clé USB (Minuit) avec son narrateur employé de la Commission européenne et spécialiste des blockchains ou Emmanuelle Pireyre avec sa comédie Chimère (L’Olivier), où un programme européen réunit les citoyens pour plancher sur l’avenir.

Mais c’est bien Jonathan Coe qui a été le plus loin dans l’écriture sur le vif, s’emparant du Brexit alors que son pays tanguait et tangue toujours. Le véritable sujet du Cœur de l’Angleterre (Gallimard), au-delà des péripéties politiques, c’est bien encore et toujours la transformation brutale de son pays par les politiques thatchériennes. Le Brexit apparaissant dès lors comme le fruit de décisions prises quarante ans plus tôt. Délicat, furieusement drôle, mélancolique aussi, Le Cœur de l’Angleterre offre une réflexion sur le sentiment très actuel de «désancrage» qui concerne non seulement les Britanniques mais aussi tous les Européens. L. K.

Lire aussi:  Jonathan Coe, l’Angleterre au cœur


Mircea Cartarescu, «Solénoïde», traduit du roumain par Laure Hinckel, Noir sur Blanc, 849 p.

Dans une maison en flammes, que sauverez-vous? L’enfant ou l’œuvre d’art? La question est au cœur de Solénoïde, roman monstre qui mêle le réalisme, les envolées oniriques et le fantastique le plus échevelé. Le narrateur en est un écrivain raté, double malheureux de l’auteur. Au cœur de cette cathédrale verbale, une société secrète lutte contre la mort dans une Bucarest de cauchemar. Le monde souterrain est convoqué tout comme l’univers des êtres invisibles. A la fin, tout explose. Magistral et étourdissant. I. R.

Lire:  «J’ai écrit ce livre comme une déclaration d’amour universel»


Pedro Lenz, «La Belle Fanny», traduit du suisse-allemand par Ursula Gaillard, Ed. d’en bas, 178 p.

L’original est en bernois, Di schöni Fanny, et Pedro Lenz y déploie une nouvelle fois la secrète magie d’Olten. La belle Fanny y fait des ravages et rend le narrateur fou amoureux. Un livre amical et plein d’humour, au bonheur des mots, des formules, des histoires, qui remonte à la source de la création. E Sr

Pedro Lenz nous rend tous amoureux de «La belle Fanny»


Gabriella Zalapi, «Antonia. Journal 1965-1966», Zoé, 104 p.

Gabriella Zalapi est peintre et cela se devine dans Antonia. Journal 1965-1966, récit d’émancipation d’une femme de la haute société sicilienne. L’originalité ici réside dans la forme choisie, le journal intime. Chaque entrée est comme un cadre posé sur le flot des jours. Antonia, dans son combat pour la liberté, ne raconte pas tout. Et ce qui est laissé hors cadre est aussi présent que ce qui est dit. C’est par ce double chemin d’écriture, entre ombre et lumière, que ce roman bref envoûte le lecteur. L. K.

Lire également: «Antonia est un cocktail Molotov»


Santiago H. Amigorena, «Le Ghetto intérieur», P.O.L, 192 p.

Ayant quitté sa Pologne natale en 1928, Vicente Rosenberg est un exilé insouciant qui profite de la vie argentine en attendant que sa mère et ses frères le rejoignent. Jusqu’à ce qu’il comprenne – trop tard – que le ghetto de Varsovie se referme sur sa famille. Impuissant et coupable, il laisse le silence prendre possession de lui comme un manteau de neige sur une ville en hiver. A partir de la correspondance de son grand-père Vicente, Santiago H. Amigorena fait le récit de cette longue agonie de la parole, quand les mots capitulent aux pieds de réalités innommables. S. K.

Notre critique:  Santiago H. Amigorena retrace la vie de Vicente Rosenberg, privé de mots par la Shoah


Joyce Carol Oates, «Un Livre de martyrs américains», traduit de l’anglais par Claude Seban, Philippe Rey, 860 p.

Ce livre restera sans doute comme l’un des plus importants de la prolifique écrivaine new-yorkaise. Un courageux pavé de 860 pages qui embrasse les deux thématiques les plus clivantes de la société américaine: l’avortement et la peine de mort. Joyce Carol Oates en a fait un roman vertigineux, sans manichéisme aucun. Le lecteur est au contraire aspiré dans les profondeurs d’un puits de nuances, vertigineuse descente au cœur des convictions «pro-choix» et «pro-vie». Un page-turner qui chahute l’intellect. J.-F. S.

Lire: Joyce Carol Oates, au cœur de la violence américaine


Manuel Vilas, «Ordesa», traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Ed. du sous-sol, 400 p.

Ordesa est le cri de révolte d’un homme qui ne se résigne pas à la disparition de ses parents ni au départ de ses enfants. Sans pudeur, avec une rage et un humour aride qui sauvent le récit de la lamentation, ces 157 fragments dessinent le portrait d’un quinquagénaire au bord du vide qui se découvre orphelin et dit sur le deuil des vérités universelles. C’est aussi un tableau au couteau de l’Espagne contemporaine, depuis le franquisme, avec l’enrichissement puis la paupérisation de la classe moyenne. I. R.

Lire aussi: Manuel Vilas, orphelin à perpétuité


Kathleen Jamie, «Tour d’horizon», traduit de l’anglais par Ghislain Bareau, La Baconnière, 216 p.

Poétesse, Kathleen Jamie a l’habitude de laver les mots de la banalité pour leur donner un nouveau brillant. C’est ce qu’elle fait dans Tour d’horizon, recueil de promenades, du Groenland à l’Ecosse, avec, en fil rouge, l’observation du vivant. La lire, outre une explosion de couleurs et de sensations, c’est faire l’expérience de regarder le monde (animaux, astres, banquise) avec d’autres yeux. A la fin du voyage, on comprend qu’elle nous a fait quitter le surplomb humain. Et c’est renversant. L. K.

Notre critique:  Kathleen Jamie sur la piste du vivant


Philippe Forest, «Je reste roi de mes chagrins», Gallimard, 246 p.

Winston Churchill en bouledogue hivernal face à son portraitiste Graham Sutherland. Philippe Forest met en scène le prince et l’artiste. Ils ont en commun d’avoir perdu un enfant, tout comme l’auteur. Depuis la mort de Pauline et son Enfant éternel (1997), celui-ci sonde toujours la même eau noire. Je reste roi de mes chagrins est un éloge de l’art comme célébration de nos absents. Le propos ourlé d’humour touche à l’étoffe de nos vies. Falstaff rôde, en illusionniste philosophe. Son théâtre vous emporte. A. Df

Lire: Philippe Forest, mélancolique baroque


Corinne Desarzens, «Le Palais aux 37378 fenêtres», L’Aire, 347 p.

Il fallait la précision d’une poète, d’une amoureuse des listes à la Perec, pour écrire Le Palais aux 37378 fenêtres, un livre-monde où les mots prennent chair. Corinne Desarzens y raconte la vie de Fortunato Bartolomeo De Felice, rédacteur de l’Encyclopédie d’Yverdon, au Siècle des lumières. Dans le chatoiement des phrases circulent tout le souffle et les saveurs d’une époque. Chaque page est «une fenêtre allumée» où l’on découvre, réinventés, l’élan de l’Histoire et le parcours d’un homme. J. B.

Lire également: Corinne Desarzens, les mots comme un feu d’artifice


Valérie Zenatti, «Dans le faisceau des vivants», L’Olivier, 160 p.

Longtemps, Valérie Zenatti a traduit Aharon Appelfeld, survivant de la Shoah, auteur du Temps des prodiges. Puis Aharon Appelfeld est mort. Plus qu’un hommage, ce texte lumineux, ouvert, est un rendez-vous avec le chagrin, la mémoire, la vie, l’amour et l’écriture. E. Sr

Notre critique: Traduire Aharon Appelfeld, une histoire d’amour