L’antispécisme à la loupe
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L’asservissement des animaux pour les besoins humains est dans le collimateur des antispécistes depuis quelques décennies. Confinée à des cercles restreints avant d’être popularisée, la cause portée par ces militants est décryptée dans un ouvrage collectif

Familière aux philosophes, la notion de spécisme commence tout juste à se faire connaître du grand public. Il vaut donc la peine de la définir avant d’entrer dans le vif du sujet. On appelle «spécisme» la discrimination fondée sur l’appartenance d’espèce. Elever et tuer des cochons pour en faire de la chair à saucisse, effectuer des expériences douloureuses sur des rats au nom du progrès scientifique ou enfermer des ours dans des zoos pour le divertissement du public: autant de pratiques qui seraient jugées immorales si elles impliquaient des êtres humains. Autant de pratiques spécistes, donc.
C’est à cette discrimination, à ses fondements idéologiques autant qu’à ses manifestations pratiques, que s’attaque La révolution antispéciste. L’ouvrage collectif regroupe sept articles initialement publiés dans des revues militantes mais révisés pour l’occasion, auxquels s’ajoutent cinq textes inédits.
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Le premier chapitre s’intitule «Qu’est-ce que le spécisme?». David Olivier y propose pourtant davantage une critique de l’idéologie spéciste qu’une définition de la notion. Cette idéologie présupposerait à tort que les êtres humains ont une essence (ou une nature) que n’ont pas les autres animaux, tout comme l’idéologie raciste présuppose à tort que les Blancs ont une essence que n’ont pas les Noirs. D’après David Olivier, il convient au contraire d’appréhender les individus pour ce qu’ils sont effectivement.
Capacité à ressentir
Dans «Qu’est-ce que la conscience?», Pierre Sigler nous parle ensuite de la «sentience», cette capacité à ressentir des choses agréables ou désagréables. On apprend par exemple que tous les vertébrés, ainsi que de nombreux arthropodes et certains mollusques, sont sentients. Bien qu’il n’aborde pas explicitement la thématique du spécisme, ce chapitre est central, puisque le consensus philosophique nous attribue des devoirs envers tous les êtres sentients et envers eux seulement.
Quid alors des végétaux? C’est la question que se pose Yves Bonnardel, dans ses «Quelques réflexions concernant les plantes». En l’absence d’un système nerveux central, comment celles-ci pourraient-elles ressentir quoi que ce soit? Yves Bonnardel s’interroge alors sur les ressorts psychologiques de l’attribution de sensations aux végétaux, s’en prenant au passage aux métaphores — «intelligence», «épanouissements» et «communication» — dont les biologistes usent parfois pour parler des plantes.
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L’auteur suggère ensuite d’«En finir avec l’idée de nature», qui n’est d’après lui ni plus ni moins qu’une forme de mysticisme. Il y a certes des lois naturelles, mais ces lois ne sont pas normatives — il ne nous est pas interdit mais impossible de violer la loi de la gravitation universelle, par exemple. En plus d’être fausse, l’idée de nature serait néfaste: d’un maladroit glissement du fait à la norme, elle justifie le racisme, le sexisme et, justement, le spécisme.
«Vers un écologisme non naturaliste», de David Olivier, tire ensuite les conclusions pour une doctrine affranchie de l’idée de nature. L’écologie politique n’est manifestement pas immunisée contre la mystique naturaliste. Une écologie antispéciste est néanmoins possible, qui n’accorderait à la nature qu’une valeur extrinsèque, en tant seulement qu’elle est l’environnement des êtres sentients. Mais alors, à quoi ressemblerait une telle écologie?
Irrémédiablement essentialiste, la notion d’espèce n’aurait pas dû survivre à la révolution darwinienne
A la lecture de «Faut-il sauver la gazelle du lion?», de Thomas Lepeltier, on comprend qu’elle serait nettement plus interventionniste que sa contrepartie spéciste. En particulier, d’après l’auteur, nous devrions intervenir dans la nature afin de lutter contre la prédation. Toute saugrenue qu’elle puisse paraître, cette position est assez consensuelle en éthique animale.
Les espèces à la poubelle
Puis, dans un chapitre assez technique, David Olivier soutient que «Les espèces non plus n’existent pas», qu’il faudrait les jeter dans la même poubelle ontologique où gisent les races. Irrémédiablement essentialiste, la notion d’espèce n’aurait pas dû survivre à la révolution darwinienne.
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Pour la plupart, les auteurs de La révolution antispéciste n’appartiennent pas au monde académique. A une exception près, ces auteurs ont tous contribué au succès des Cahiers antispécistes, une revue dédiée depuis le début des années 1990 à la question animale. Or il n’est pas exagéré de dire que cette revue a accompli en France une tâche qui aurait logiquement dû incomber aux philosophes professionnels, celle d’accorder à la question animale le sérieux qu’elle méritait. Cette publication aux PUF ne fait que rendre justice à ce travail.
La révolution antispéciste
Essai
Sous la direction d’Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler
PUF, 360 p.