L’éditeur nous informe qu’une partie de ces récits appartiennent à des volumes publiés à d’autres époques, rassemblés ici avec de nombreux inédits. Mais, comme au cinéma, le montage fait l’œuvre quand l’œuvre est là, et l’on s’aperçoit que cette magie s’applique tout autant aux livres qu’aux films – tout apparaît neuf ici aux yeux du lecteur. Le grand lettré zurichois Alfred Berchtold notait avec une ironie bienveillante, en marge du volume exquis d’érudition de ses Cinq portraits, à propos de Sismondi, que l’auteur genevois, de nos jours, était accommodé dans les congrès et les thèses aux thèmes les plus divers: Sismondi et le socialisme, Sismondi et le fromage des alpages…

La raison est peut-être que l’on a envie d’inviter un grand homme à toutes les tables de la société, pour le faire mieux connaître dans son pays et au-delà de ses frontières. Robert Walser a fait l’objet, en allemand, d’anthologies sur des sujets les plus variés: la neige, la promenade, la lecture, la peinture, Berne (ville et canton), la région du Seeland… Walser se prête à tous les sujets car il est de ces rares auteurs dont l’écriture fait feu de tout bois, dont la lecture se confond avec la respiration, ses silences mêmes se font entendre comme une symphonie. Il n’en finit pas de distiller, tout au long de ses récits, de ses confidences, de ses complaintes, sa musique aérienne: nul besoin chez lui d’aller chercher un sujet – son écriture crée le sujet.

Lire aussi:  Robert Walser en promenade au pays des lacs

Lire Walser fait entendre comme l’écho du Tao Te King: l’intelligence se libère du fardeau de l’intelligence pour toucher à la grâce de l’être. Il y a une foi simple chez Walser, la foi en la vie, qu’il célèbre de scène en scène, jusque dans la mort, quand il tombe dans la neige, le jour de Noël 1956, et qu’il est découvert par des enfants qui étaient en train de jouer dans le froid d’un paysage blanc immaculé: une image biblique.

Walser, qui s’est bien peu occupé de ses écrits de son vivant, a laissé aux amoureux de son art, splendide et unique, de prendre soin de son œuvre après sa mort. Et la passion de quelques lettrés nous comble: Ce que je peux dire de mieux sur la musique est un livre qui enchantera cette amicale internationale des lecteurs de Walser qui grossit ses rangs d’année en année de par le monde. Parmi ses inconditionnels, on compta, dès ses premiers articles, Franz Kafka et Max Brod, qui le publia dans les colonnes du Prager Tagblatt, journal libéral-démocrate de Bohème auquel collaborèrent des écrivains de l’arc impérial Budapest-Vienne-Prague comme Alfred Polgar, Sandor Marai, Joseph Roth, Egon Erwin Kisch, Friedrich Torberg…

«Le plus doux des arts»

La musique de Walser se passe de partitions: «Je joue du luth souvenir, écrit-il dans la première prose de ce livre. C’est un instrument très simple qui donne toujours un seul et même son. Le son est tantôt long, tantôt court, tantôt lent, tantôt preste. Il respire calmement ou bien bondit brusquement par-dessus lui-même. Il est triste et gai.» Tout l’esprit Walser est là, en quelques lignes, qui imprègne son œuvre. L’écrivain, à sa manière légère et amicale, libère le lecteur de l’oppression intellectuelle: «La musique est l’art où il y a le moins de pensées, se hasarde-t-il, et c’est en quoi elle est le plus doux des arts. L’art veut se frotter à nous comme il lui plaît. C’est un être tellement pur et indépendant qu’on le froisse quand on s’occupe trop de lui.»

Lire également:  Robert Walser en feuilletoniste irrévérencieux

Et ses propos, au-delà de son sujet qui est la musique (mais tout sujet chez Walser rejoint la vie dans son infinie richesse), embrassent l’amour dans toute sa complexité et sa simplicité: «On peut aimer un art, mais on doit bien se garder de l’avouer. C’est quand on ne sait pas qu’on aime le plus profondément.» L’auteur a l’art de camper un roman en quelques lignes: «Dans une grande ville, une cour éclairée par la lune. Au milieu de la cour, une caisse en fer. Une partie chantée qui vient de l’intérieur et qu’on entend jusque dans la salle de spectacle. Le chant, c’est-à-dire une jeune et belle femme, se penche là-haut à une fenêtre éclairée par une lampe, tout en continuant à chanter.»

Et de grandes pensées prennent dans ces pages leur envol: «La musique était pour lui comme le flot de la vie elle-même, ou y aurait-il encore place ici pour la vanité?» En notre ère digitale, avec ses trillions de références instantanées, tels de malins génies sortis du ballet endiablé des algorithmes, le monde s’est vidé de ses sujets. A nous de redécouvrir les êtres et la vie, tapis dans le tableau vivant d’un Rameau de sapin, mouchoir et chaperons, récit qui commence, comme souvent chez Walser, par une sortie: «Par une matinée, je pris le chemin perdu de la montagne et grimpai dans les bois. La verte forêt, par sa clarté et sa beauté était comme un chant.»

Vérité et mensonge

Dans le récit La Sonate, le poète s’épanche auprès de son lecteur et lui souffle à l’oreille une grande vérité: «Souffrance et plaisir seront comme l’amie et l’ami qui s’enlacent, s’étreignent et s’embrassent. Jouissance et déplaisir sont comme frère et sœur s’aimant fraternellement. Désir comblé et désir déçu sont inséparables.» Le lecteur est délivré du supplice de l’illusion rationaliste. Il y aurait un bréviaire de vie à composer à partir des phrases éparpillées au hasard dans l’œuvre de Walser, des phrases si profondes qu’elles se passent de la pirouette aphoristique: «Des milliers d’heures se déversaient dans cette heure unique» (Souvenirs des Contes d’Hoffmann); «Le mensonge le plus parfait peut être vrai et la vérité la plus parfaite, dans telle et telle circonstance, peut être un mensonge. Les vérités peuvent répondre à des intentions. Sont-elles alors encore des vérités? Les mensonges non intentionnels ne sont plus des mensonges.» «Mon vœu n’est pas que vous soyez content de moi, mais de vous-même» (Microgramme).

Sur la neige, il arrive à composer un tableau poétique qui réunit tous les arts – musique, peinture, poésie: «Tout est voilé, nivelé, atténué. Là où régnait le multiple et le divers, il n’y a plus qu’une chose, la neige; et là où il y avait des contrastes, il n’y a plus qu’une chose, la neige. Une forme unique règne.» Et l’autoportrait de ce livre surgit à la fin du volume: «Un livre vient de bondir de presse, qui semble avoir le tort de n’être pas un menuet. Par menuet, j’entends quelque chose qui babille sans potiner, quelque chose qui ne raconte pas trop, qui est gracieux et qui sait parfaitement que sa grâce ne saurait être uniquement fortuite. Une œuvre du genre menuet me donne l’impression que le temps a toujours été le temps, l’espace toujours l’espace, l’homme toujours l’homme, la culture toujours la culture, le beau toujours le beau.» Et c’est ce que nous (re)découvrons dans l’œuvre de Walser, et qui nous enchante sans fin: le temps et l’espace comme une maison à la mesure de l’homme, comme temple éternel de la culture et de la beauté. Osons danser le menuet!

Lire enfin:  La pudeur et l’ironie de Robert Walser

Les Editions Zoé ont eu l’excellente idée de ressortir en un élégant petit volume de poche illustré Histoires d’images, ouvrage dans lequel le poète parle de peinture et, comme dans le volume sur la musique, d’amour, dont il nous console et nous réjouit avec ses mots: «Dans les choses de l’amour, n’importe quel échec a un côté presque jubilatoire.»


Robert Walser
Ce que je peux dire de mieux sur la musique
Choix de textes édités par Roman Brotbeck et Reto Sorg
Traduits de l’allemand par Marion Graf, Golnaz Houchidar, Jean Launay, Bernard Lortholary, Jean-Claude Schneider, Nicole Taubes
Zoé, 224 p.

Robert Walser
Histoires d’images
Textes choisis par Bernard Echte
Traduit de l’allemand par Marion Graf
Zoé, 112 p.