Avez-vous lu Laurence Sterne? Ce trublion des lettres anglaises est l’un des plus divins enchanteurs du XVIIIe siècle, si prodigieux que l’Europe s’en est aussitôt emparé. A commencer par la France, de Voltaire à Madame de Staël et surtout Diderot, qui salua le Britannique en ces termes: «Son œuvre si folle, si sage et si gaie est celle d’un Rabelais anglais. Il est impossible de vous en donner une autre idée que celle d’une satire universelle.»

Né en Irlande en 1713 d’un père officier, Sterne fit ses classes parmi les militaires, passa par Cambridge, y apprit le grec et le latin – ainsi que l’art d’affûter sa plume. Boursier sans titre, sans terre et sans soutien, sa pauvreté ne put alors que le destiner à la vie ecclésiastique pour devenir pasteur dans une paroisse du Yorkshire, jouant aussi à l’agriculteur entre deux voyages et deux scènes de ménage avec une épouse qui finira par perdre l’esprit.

Il déboulonne le roman traditionnel

Quant au chef-d’œuvre de Sterne, c’est bien sûr Tristram Shandy (Folio), publié entre 1759 et 1767. Assis à sa table de travail, le narrateur relate sa vie et ses opinions hautement subversives, tout en remontant à sa propre conception dans le ventre maternel. Sa devise? «Il faudrait savoir à la fin si c’est à nous autres écrivains de suivre les règles – ou aux règles de nous suivre!» Son récit ne se privera donc jamais de tout chambouler: un monument de fantaisie, d’humour et d’excentricité où Sterne déboulonne le roman traditionnel avec une rare insolence, une liberté sans bornes, tout en s’en prenant aux multiples cuistres de son époque. Avec ce commentaire: «Je suis fermement persuadé que chaque fois qu’un homme sourit – et plus encore lorsqu’il rit –, il ajoute quelque chose à nos existences.»

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Mais le révérend Sterne a également signé un autre «classique», bien que peu conventionnel: Un voyage sentimental qui vient de paraître aux Editions Tristram dans une traduction inédite – et vraiment délectable – de Guy Jouvet. Paru à Londres en février 1768, quelques jours avant la mort de son auteur – à 55 ans –, ce petit bijou n’a pas tardé à traverser une Europe où le récit de voyage faisait de plus en plus d’adeptes. Sous le pseudonyme shakespearien de Yorick, Sterne raconte comment, un beau matin, il ajusta sa perruque, empila quelques chemises et une paire de culottes dans son bagage, sauta dans la diligence de Douvres et traversa la Manche en rêvant de se régaler d’une fricassée de poulet sur le sol français.

Toujours éperdument amoureux

Première étape, Calais où il s’enquiert d’une carriole brinquebalante avant de croiser un moine franciscain et de lui refuser vertement l’aumône avec une morgue digne de la perfide Albion. Car notre pérégrin a mieux à faire: courtiser une noble flamande rencontrée à l’auberge, l’incarnation même de la tentation pour cet Anglais toujours disposé à offrir son cœur – et le reste – à tout ce qui porte jupon.

«Ce fut une des singulières bénédictions de mon existence que de m’y trouver presque à toute heure éperdument amoureux de quelque belle» confesse Yorick, qui salue au passage l’esprit des Lumières et le génie de Cervantes en attendant de débarquer à Montreuil où il recrute le brave La Fleur, un valet si innocent que «même le démon ne peut se fâcher contre lui». Bien que ce domestique ne sache strictement rien faire d’autre que battre le tambour, Yorick en fera son confident et son compagnon de voyage. Jusqu’au relais de Nampont, où le lecteur a droit à un récit particulièrement émouvant: la mort d’un âne, pleuré par un vieillard de retour de pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.

Les Français? De fieffés goujats

Avec un charme inégalable, chantant «les suaves petites gracieusetés de la vie» avec une liberté de ton épatante, Yorick relate ensuite ses multiples rencontres lors de son séjour à Paris. Des roturiers, de préférence aux marquis de Versailles. Une épouse de barbier. Une mercière dont il se contentera de tâter le pouls. Un nain croisé près de l’opéra. Un pâtissier ambulant, vétéran de guerre. Un soldat normand à la recherche de son épée. Une «fille de chambre» aperçue dans une librairie du quai Conti. Un mendiant expert en flatteries.

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Autant de digressions savoureuses, avant que le malheureux Yorick ne doive en découdre avec les autorités parce qu’il n’a pas de passeport, un malencontreux incident qui aurait pu l’expédier dans les geôles de la Bastille. Ce qui lui vaut cette fort aimable définition des Français: «Je les considère comme de fieffés goujats affectés d’une maladresse insigne, et composant la pire troupe de tireurs à l’arc qui eût jamais mis à l’épreuve la patience de Cupidon.»

La vie dans tous ses états

Et Yorick repartira mordre la poussière jusqu’à Lyon, dans une auberge où, par manque de place, il sera contraint de partager sa chambre avec une Piémontaise et sa servante – on imagine les quiproquos dont cette scène scabreuse sera l’objet… Prenant le contre-pied des traditionnels comptes rendus de voyage, ce récit est un bonheur. «Ce dont je fais cas, c’est de tel coin obscur auquel personne ne fait attention», dit Yorick.

Ce qui l’intéresse, ce n’est donc ni l’histoire ni la géographie, mais les paysages humains, l’air du temps, les épisodes humoristiques, les détails saugrenus, les rencontres galantes, les sentiments que les êtres lui inspirent. Et la vie dans tous ses états, bien qu’il la considère «comme un décor de carton-pâte». Avec ce clin d’œil au lecteur: «Se permettre de tout penser serait manquer de savoir-vivre: la meilleure preuve de respect qu’on puisse donner à l’intelligence du lecteur, c’est de lui laisser amicalement quelque chose à imaginer.»


Laurence Sterne, «Un voyage sentimental», trad. de l’anglais par Guy Jouvet, Editions Tristram, 310 p.