Leïla Slimani: «Je tiens mon féminisme de ma grand-mère»
Livres
Après «Chanson douce», qui lui a valu le Goncourt et la notoriété internationale, la romancière signe le premier volet d’une trilogie familiale au Maroc, «Le Pays des autres»

A l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, «Le Temps» propose un cycle d’articles pendant trois jours.
Lire aussi:
Leïla Slimani surprend. Après avoir marqué les lecteurs avec des personnages féminins qui lacèrent les conventions sociales et sexuelles sous le vernis d’une société contemporaine qui se cherche, après avoir été propulsée dans le grand huit de la notoriété littéraire internationale grâce au succès de Chanson douce, voici Le Pays des autres, premier tome d’une trilogie familiale, au Maroc, du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à aujourd’hui. Ce premier volet, qui réunit le souffle de la saga et la précision d’une tapisserie, campe un couple hors norme, Mathilde et Amine, inspiré par les grands-parents de la romancière. Elle est une jeune Alsacienne, lui un officier marocain. Leur coup de foudre va abattre tous les obstacles à leur mariage et à leur installation dans une ferme près de Meknès. A travers leur amour, Leïla Slimani ausculte son histoire intime, celle du Maroc et celle de la colonisation.
Le Temps: Est-ce que vous avez porté longtemps ce livre avant de l’écrire?
Leïla Slimani: Je savais qu’un jour j’écrirais sur l’histoire de mes grands-parents, mais je ne savais pas quelle forme cela prendrait. Cela peut paraître étrange, mais un romancier ne choisit pas vraiment ses sujets, ce sont ses sujets qui le choisissent. A un moment donné, vous êtes happé par quelque chose, vous ne savez pas trop pourquoi. Vous entrez, comme à pas feutrés, dans un lieu inconnu. Vous écrivez et parfois, vous vous sentez bien dans ce lieu, vous commencez à le meubler. Parfois cela ne se passe pas bien, et il faut partir, chercher un nouveau logement. Pour ce livre, j’ai testé beaucoup d’endroits peu accueillants avant de trouver le bon.
Se lancer dans une saga familiale représente une prise de risque par rapport à vos romans précédents, c’est ce que vous vouliez?
Je me sentais un peu à l’étroit dans ce que j’avais fait jusqu’alors. Je ne me voyais pas encore écrire des histoires très dures dans le Paris contemporain. Même si Le Pays des autres contient beaucoup de violence, on y trouve aussi de la douceur. J’avais envie peut-être d’exploiter une autre part de moi, plus empathique avec ses personnages.
Qu’est-ce qui vous motive à écrire sur le Maroc et sur votre famille?
Une raison intime tout d’abord, essayer de comprendre les bouleversements que le Maroc a traversés ces soixante dernières années. Et comment une famille, qui ressemble à la mienne, avec cette jeune femme alsacienne qui épouse un officier marocain à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, comment cette famille-là, qui ne pouvait appartenir à un aucun camp, a-t-elle traversé les déchirements de la colonisation, de la guerre d’indépendance et de la décolonisation? J’essaye par-là de comprendre d’où je viens.
Sur le plan littéraire, qu’est-ce qui vous plaît dans la fresque familiale?
J’aime l’idée de suivre les personnages sur le cours d’une vie, de voir l’influence de l’histoire avec un grand H sur leur quotidien. C’est le défi aussi de trouver le souffle nécessaire et celui de me rapprocher de formats classiques qui m’ont bercée dans mon adolescence.
Quels romans-fleuves vous ont inspirée?
La Trilogie du Caire de Naguib Mahfouz, un chef-d’œuvre absolu, qui s’étend de la révolution de 1919 contre les Anglais à la fin de la monarchie. J’ai beaucoup aimé aussi Les Thibault de Roger Martin du Gard, Les Semailles et les Moissons d’Henri Troyat, L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante. La saga apporte son lot d’écueils, comme un romanesque un peu kitch. Je voulais tenir la bride pour que le style reste tenu, ferme et épuré.
Comment l’histoire de vos grands-parents vous est-elle parvenue?
Ma grand-mère, mon grand-père, ma mère nous racontaient beaucoup d’histoires. Ils transformaient leur vie en anecdotes. Ma grand-mère m’a parlé de son enfance en Alsace, mon grand-père de son incarcération dans un camp pendant la guerre, de son évasion. Enfant, je ne mesurais pas la portée politique de leur couple, ni les difficultés qu’ils avaient rencontrées. Je n’en avais qu’une vision romanesque.
Qu’est-ce que vous avez appris en écrivant ce roman?
J’ai compris, par la fiction, la part politique du couple de mes grands-parents. J’ai compris aussi la modernité de ma grand-mère, son indépendance d’esprit, sa soif d’aventure, son courage. Le courage de mon grand-père aussi, ce Marocain qui arrive en France en tant qu’officier indigène, traité avec racisme alors qu’il venait pourtant sauver la France. Ces indigènes étaient méprisés en France et méprisés aussi de retour chez eux. Ecrire m’a permis de me représenter la violence d’avoir traversé tout cela.
Lire aussi: Leïla Slimani: «J’écris sur ce qui me fait le plus peur»
Dans une scène terrible, Amine est violent avec sa femme jusqu’à la démence. Il répond à la violence par la violence?
Il est en permanence face à de l’hostilité. Il finit par voir de l’hostilité partout. Il vit dans un monde ancien qui meurt et un monde nouveau qui émerge. Il fait partie d’une génération qui a grandi avec la guerre, la pire des guerres. Les colonisés africains découvrent qu’ils sont peut-être en fait de vrais êtres humains et qu’ils ont été dominés par des gens capables de folies meurtrières. Cela génère une immense violence.
A quoi fait d’abord référence le titre «Le Pays des autres»?
A la colonisation. L’une des définitions de la colonisation est quand votre pays devient le pays des autres. Vous n’êtes plus chez vous tout en étant désigné comme indigène, appellation paradoxale puisque l’indigène est celui qui vient de là où il est. Mais si l’indigène est traité comme tel, cela veut dire qu’il est déjà exclu. Les femmes sont toujours dans le pays des hommes, quelle que soit leur nationalité. Mais on pourrait dire, au fond, que toute tentative de vivre ensemble revient à vivre dans le pays de l’autre. L’amour, le couple, c’est cela aussi. Vivre dans le pays des autres, finalement, c’est la condition humaine. Vivre ensemble, c’est faire le choix de vivre avec les autres même s’ils sont différents. A l’inverse, on peut sombrer dans une forme de fondamentalisme, et affirmer qu’il y a les autres d’un côté, et moi de l’autre. Et créer des camps.
Le roman s’ouvre avec deux citations. L’une de Faulkner et l’autre d’Edouard Glissant qui parle de la «damnation du mot métissage».
Les deux citations se répondent. Celle de Faulkner est tirée de Lumière d’août et décrit l’état d’esprit du personnage de Joe Christmas, métis qui n’assume pas sa condition. Faulkner le décrit comme un être double, chez qui coule du sang noir et du sang blanc. Le métis aurait ainsi deux identités. La damnation du mot métissage dont parle Edouard Glissant repose sur cette idée. On ne parle de métissage que quand les identités additionnées sont perçues comme hétérogènes, comme hiérarchiquement différentes. On n’appelle pas métis un couple franco-allemand. Le mot métissage est en soi un jugement de valeur, il exprime une conception raciale, une hiérarchie des races. Sans cela, nous serions tous métis puisque nous sommes tous les enfants de deux personnes différentes. Le métis dépend toujours de l’autre pour déterminer son identité. Prenez l’exemple de Barack Obama. Barack Obama est l’enfant d’une Américaine d’origine européenne et d’un Kenyan. Or on parle toujours de lui comme du premier président noir des Etats-Unis. Tout est une question de regard. Le métis est condamné à ne jamais savoir qui il est.
Comment vivez-vous cela?
Je ne crois pas que cela console ou rassure de savoir que l’on est Noir ou Blanc ou quoi que ce soit. Ces notions ne sont que des cache-sexes qui ne nous consolent de rien. Ce n’est absolument pas grave de ne pas savoir qui on est. Au contraire, cela nous oblige à une forme de réflexion, à considérer l’autre différemment, à se dire que l’on partage beaucoup avec les autres puisque l’on n'est soi-même pas grand-chose. Dès lors que l’on n’est pas enfermé dans une identité, les possibilités de rencontres sont infinies.
Aujourd’hui, en France notamment, l’idée qu’il faut tourner la page de la colonisation a du vent dans les voiles. Comment réagissez-vous?
Mais la colonisation, c’était hier. Comment dès lors pourrait-on arrêter d’en parler? Pour moi, il s’agit de l’enfance de mes parents. Mon père a été traité de bicot, de crouille, il a vécu dans un monde où il pensait qu’il était inférieur à d’autres gens. Il a aussi vécu de grandes amitiés avec des Français. La complexité de cette période mérite que l’on écrive des romans, que l’on fasse des films, que l’on raconte cette histoire.
Comment est né votre engagement féministe?
Il est né de ma grand-mère qui, quand mon grand-père sortait le soir, lui disait, avec son fort accent alsacien: «Je viens avec.» Il répondait non. Elle rétorquait: «C’est ainsi, je viens avec.» Et elle le suivait sur le chemin, dans la campagne, dans la poussière, avec son tablier. Ça le rendait fou. Il se mettait à courir. Elle courait aussi en lui disant: «Si tu vas au bar, je vais au bar. Si tu vas au cinéma, je vais au cinéma.» C’est comme ça que j’ai été élevée. Je viens avec! Mon engagement féministe vient de là.
Leïla Slimani, Le Pays des autres, Gallimard, 368 p.