Quand l’épidémie s’abat sur la ville
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Jared Muralt imagine les ravages provoqués par une grippe estivale virulente. Toute ressemblance avec l’actualité n’est pas fortuite…

Bédéiste bernois, attaché au genre réaliste en une ligne claire modernisée et pessimiste, Jared Muralt a publié, en 2015, Hellship, récit dessiné sur la vie quotidienne de l’équipage d’un bombardier américain B-25 en mission dans les cieux japonais. De la guerre naîtrait l’aspiration au bien? Plutôt éprouvant, son nouvel et spectaculaire opus, La Chute, tout en demi-teinte graphique, fait écho à l’actualité immédiate du péril épidémique qui aujourd’hui nous plonge dans le désarroi.
Dans un monde non daté, mais épuisé par le réchauffement climatique et la pollution mécanique, la «grippe estivale» décime les populations urbaines, qui se réduisent comme une peau de chagrin. Les frontières militarisées de l’Europe sont assiégées par l’exode de millions de réfugiés menacés par l’épidémie. Omniprésents et emplis de vaine autorité sur les ondes radiophoniques, les médecins et les épidémiologistes pérorent. Ils sont débordés par la «mutation» et l’«évolution» du virus morbide qu’ils nomment aussi la «grippe aviaire». Le programme de vaccination collective ne doit pas s’arrêter, même s’il est inefficace.
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Zones de quarantaine
S’y ajoute la généralisation, tout aussi inefficace, des «zones de quarantaine» mises sous autorité militaire. Chaque individu qui se déplace en ville doit «porter à toute heure un masque facial». D’obscures «alertes terroristes» légitiment la liquidation militaire des poches les plus insalubres de la ville encore debout. Ceux qui fuient les zones de quarantaine sont abattus par les «forces de sécurité… en état de légitime défense». Un prophète égaré évoque la colère divine. Le ciel consumériste s’est trop rapproché de la terre.
Récession, pénurie alimentaire et énergétique, chaos social, mobilisation des forces armées, guerre civile, loi martiale, interdiction des manifestations publiques, agonie des transports et des services publics, surpopulation hospitalière, enseignements scolaire et universitaire sur internet: en une ville germanophone suffocante, avec une température moyenne de 38 degrés, le cataclysme social qu’affronte un père chômeur, nostalgique et humaniste alcoolique, avec deux enfants privés de leur mère infirmière (disparue durant son service hospitalier), emblématise le sort de l’humanité au bord du point de non-retour, comme dans toute bonne anti-utopie.
Carnage communautaire
Alors que les avions de chasse percent les cieux, un seul objectif: survivre. Struggle for life généralisée. Soit échapper au carnage communautaire et à la contamination virale pour tenter de manger, malgré les morts qui encombrent la ville émeutière que pacifient l’armée et les milices d’épuration sociale.
Insularité apocalyptique et désespérance teintée des vestiges heureux du passé, entre ensevelissements collectifs dans des fosses communes, pillages des supermarchés, chasse aux ultimes chats errants, la destinée de Sophia, de son petit frère Max et de leur père Liam avec leur lapin Mister Lewis (dévoré par un voisin affamé) illustre la survie désespérée dans un monde déshumanisé par la violence née de l’épidémie. Comment protéger l’innocence des enfants non responsables de la stupidité des adultes, qui les protègent bien trop tard?
Vers l'apocalypse
Réverbérant l’imaginaire dystopique d’après 1984 de George Orwell, hommage en filigrane à Soleil vert (1973) de Richard Fleischer ou écho graphique à La Route de Cormac McCarthy (Prix Pulitzer 2007), La Chute mérite lecture. Efficacement, le dessinateur suisse pose la question politique d’aujourd’hui dans un monde en chute libre: quelles sont les raisons qui nous mènent aveuglément vers l’apocalypse? Pourquoi continuer de miner une planète épuisée? Retrouvant la tendresse préalable à la dissolution conjugale de leur famille, Sophia, Liam et Max survivront-ils dans un pays au bord de l’effondrement? Les institutions de la modernité étatique, sanitaire et sociale d’après 1945 peuvent-elles encaisser un tel choc hors de l’Etat plus que sécuritaire? La protection civile deviendra-t-elle inexorablement militaire?
Après cet épisode prometteur, attendons le second volume pour répondre à ces questions loin d’être inactuelles. On l'a compris, l’imaginaire inquiet qui imprègne La Chute, fait écho, parfois très explicitement, au monde de 2020.
Bande dessinée, Jared Muralt, La Chute
Traduit de l’allemand par Hélène Dauniol-Remaud
Futuropolis /Gallimard, 60 p.