Peluche, cailloux et béquilles
Car ce minibus lancé sur les routes, est celui d’une institution pour handicapés dont Julia, l’éducatrice de service, tient le volant, tentant d’acheminer, vaille que vaille, sa petite troupe. Il y a là, la timide Pauline qui s’épanche, sans cesse, en larmes et en liquides divers, et s’attache passionnément à la première peluche venue; le géant Goon, au casque vissé sur les oreilles, musique à fond, à la force herculéenne et à l’irascibilité à fleur de peau; l’extraordinaire Bierrot, clown joueur et facétieux, collectionneur de petits cailloux, qui s’enflamme illico pour son prochain et surtout pour sa prochaine quand elle lui plaît. Il y a encore Luc, voué aux béquilles, jambières et fauteuil roulant, qui raconte toute l’histoire. Il est à la fois le narrateur et le moteur du récit, puisque c’est par sa faute que tous se pressent ainsi sur la route.
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Thomas Sandoz invente en effet un prétexte à l’épopée. C’est le petit bémol du récit, car on n’y croit pas trop à cette histoire de Dr Googluck, qui, sur des forums de discussions, aurait fini par toucher un ministre au point de lui inspirer une catastrophique réforme de la santé. Or Dr Goodluck n’est autre que Luc qui cherche désespérément à mettre la main sur un ordinateur afin d’empêcher l’abusive réforme. Il presse la troupe sur les chemins.
Bienvenus nulle part
Cette petite faiblesse mise à part, le voyage, qui se déroule à un rythme trépidant et qui ne faiblit pas, est des plus réjouissants. Comme nos héros sont des exclus, rejetés de toute part – ils ne sont les bienvenus ni dans les pharmacies, ni dans les supermarchés, les hôtels, les cars ou les trains – ils laissent libre cours, en échange, à leur liberté et à leur inventivité. Bien incapables de s’en tenir aux règles établies, ils transforment malgré eux chaque action en délire loufoque. Et chacun d’entre eux partage avec le lecteur sa manière bien à lui d’être au monde.
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Goon et Bierrot notamment forment un épatant duo comique, comme dans cette station-service où un nettoyage de pare-brise frôle le drame: «Bierrot, docile, s’attaque à la vitre avec une passion croissante. La brosse accroche un essuie-glace, aussitôt transformé en antenne télévisée d’autrefois. Goon se sent des ailes de bricoleur et redonne au balai abîmé une forme plus ou moins convenable. Dans son dos, afin de terminer sa tâche, Bierrot tient maintenant le seau à bout de bras. Notre camarade a une intuition salvatrice. Il se penche et évite de justesse une douche savonneuse.» En orchestrateur énergique et farceur, le romancier ne craint pas d’envoyer la vapeur: ses situations déraillent, exagèrent, explosent, virent à la catastrophe et au délire paroxystique, avant de retomber – comme par miracle! – sur les rails du récit.
Force extraordinaire
Mais Thomas Sandoz ne se cantonne pas au burlesque. Il réussit aussi particulièrement bien à raconter ses héros. Sans minimiser leurs difficultés d’être, il leur insuffle une énergie et une force extraordinaires. Immédiatement, le lecteur se retrouve à leur côté, claudiquant comme eux, jouant avec eux, partageant aussi les brimades et les regards noirs, la méchanceté des gens alentour. Tout en s’amusant follement, le romancier sait aussi amener ses lecteurs à l’essentiel, vers l’humanité de ses héros, une humanité en l’occurrence profondément attachante et nécessaire.
Thomas Sandoz, «La Balade des perdus», Grasset, 208 p.