L’étonnante histoire du Genevois François Huber, apiculteur aveugle et visionnaire
Livres
A Genève, à la fin du XVIIIe siècle, ce patricien non voyant et son serviteur, François Burnens, ont percé à jour les mystères de la vie des abeilles. Une romancière anglaise ressuscite cette aventure scientifique injustement méconnue

Des abeilles, des voyants et des visionnaires, tels sont les protagonistes de l’histoire qui va suivre. Et à chaque fois, la vision n’est pas du côté où l’on s’attendrait qu’elle soit. Cette histoire commence à Genève, enjambe les siècles, rebondit en Angleterre avant de revenir à Genève sous la forme d’un roman magnifique, L’apiculteur et son élève, publié ces jours-ci aux Editions Slatkine.
Mais commençons par le début, c’est-à-dire par les abeilles. Parmi les apiculteurs du monde entier, François Huber (1750-1831) est célébré comme un visionnaire. Hormis ce cercle, certes passionné mais restreint, peu de gens savent que ce Genevois de la fin du XVIIIe siècle a bouleversé l’antique science des abeilles et qu’il a posé les bases de l’apiculture moderne. Peu de gens savent aussi que François Huber était aveugle et que toutes ses découvertes sont le fruit de son compagnonnage exceptionnel avec son serviteur devenu rapidement son assistant, le brillant François Burnens (1760-1837), fils de paysans d’Oulens-sous-Echallens, dans le canton de Vaud.
Massacre des mâles
Ce duo hors norme dans l’histoire des sciences a démonté, une par une, les conclusions des savants de l’époque sur les mœurs des abeilles. Huber et Burnens vont d’abord pour cela inventer une nouvelle ruche, à cadrans, qui allait supplanter, jusqu’à aujourd’hui, les ruches circulaires en paille, et qui permet de récolter le miel sans malmener les abeilles. Surtout, ils seront les premiers à percer le mystère de la fécondation des reines puis celui de la production de la cire, du massacre des mâles à la fin de l’été, de la fonction du pollen comme nourriture des larves ou encore de la circulation de l’air à l’intérieur des ruches.
Ces découvertes seront publiées sous le titre Nouvelles observations sur les abeilles en 1793 (tome I) et en 1814 (tomes I et II). L’ouvrage, lourd de 800 pages, se présente sous forme de lettres à Charles Bonnet, le naturaliste genevois, qui se trouve être l’oncle par alliance de François Huber. Rapidement traduit en anglais et en allemand, le livre aura, à l’époque, un grand retentissement. Charles Darwin en possédait un exemplaire et en a fait un résumé commenté dans L’origine des espèces.
Tombé dans l’oubli
«Et puis, bien que ses découvertes n’aient été ni égalées, ni surpassées, ni démenties au cours de ces deux derniers siècles, François Huber est tombé dans l’oubli. A Genève, l’aura des Bonnet, Sennebier, Candolle, Saussure l’a éclipsé. Est-ce que sa cécité explique en partie cela?» se demande Franci Saucy, biologiste spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l’écologie des populations. Ce docteur en sciences est aussi un apiculteur amateur et passionné. comme en témoigne son blog, «Et si les abeilles…»
En 2014, pour célébrer comme il se doit le bicentenaire de la parution des Nouvelles observations sur les abeilles, Franci Saucy publie tout au long de l’année des chroniques sur l’œuvre du savant dans la Revue suisse d’apiculture et un article dans Le Temps intitulé «Le Genevois qui mit au jour le secret des abeilles».
Parmi les lecteurs de l’article en question, un homme écarquille particulièrement les yeux. Il s’agit de Thierry Deonna, professeur émérite en neurologie et neuroréhabilitation pédiatrique au CHUV à Lausanne. Lui qui s’est intéressé toute sa vie à l’adaptation aux handicaps survenus tôt dans la vie est captivé par l’histoire de François Huber, devenu aveugle à l’âge de 17 ans, et dont il ignorait tout. «J’ai couru à la conférence que Franci Saucy donnait le soir même au Musée d’histoire des sciences à Genève. Sur le plan de l’adaptation au handicap, le couple formé par Huber et Burnens est fascinant. On peut imaginer que Huber, passionné probablement depuis son plus jeune âge par les abeilles, s’est constitué une imagerie visuelle très précise à ce sujet avant de perdre la vue et qu’il l’a gardée toute sa vie.»
Un traducteur hors pair
Sur la recommandation de Franci Saucy, il lit le roman de la Britannique Sara George, The Beekeeper’s Pupil, publié en 2002 et largement inspiré par le binôme Huber et Burnens. Enthousiasmé par le livre, Thierry Deonna réunit les fonds pour financer la traduction en français, convainc la maison d’édition Slatkine à Genève et trouve un traducteur hors pair en la personne de Patrick Hersant. L’apiculteur et son élève. Le fascinant destin d’un savant genevois aveugle et de son habile assistant vaudois est en librairie depuis quelques semaines augmenté de deux préfaces signées Franci Saucy et Thierry Deonna, d’un glossaire et de plusieurs illustrations.
Pas besoin d’être apiculteur ou neurologue pour être transporté par ce roman d’une immense délicatesse. L’apiculteur et son élève se présente sous la forme du journal (fictif) tenu par François Burnens depuis le jour où il est arrivé, à l’âge de 19 ans, au service de François Huber, dans sa demeure de Pregny, jusqu’à son départ, une dizaine d’années plus tard. Avec un dosage subtil des références historiques, du ton oral et des tournures écrites du XVIIIe, avec surtout une finesse d’aquarelliste pour ce qui est de la psychologie des personnages, Sara George dépeint la maisonnée de François Huber, son épouse Marie-Aimée Lullin, jeune héritière qui résistera au refus de sa famille de la voir épouser un aveugle (une histoire qui à l’époque fera le tour de l’Europe), ses domestiques au caractère trempé et surtout, bien sûr, François Huber lui-même, et cette équipée scientifique portée par la passion de la découverte, l’estime et le respect mutuel.
Hypothèses de détectives
Au cœur de ce tableau champêtre centré, par petites touches, sans effet de manches, sur les êtres, le bourdonnement incessant des abeilles. Magnifiques, ces scènes suspendues dans la touffeur de l’été où Huber et Burnens observent les ruches, Burnens décrivant à haute voix le vol des abeilles et Huber «voyant» à travers lui. L’art de Sara George fait que le lecteur voit également le ballet codé des insectes par les yeux de François Burnens, avec une netteté marquante. Et assiste, éberlué, à la violence des combats, véritables massacres de masse, à l’œuvre dans la pénombre des ruches. On suit le maître et son élève dans leurs hypothèses de détectives. On exulte avec eux quand ils trouvent enfin la clé des nombreux mystères qu’ils parviennent à élucider.
Commencé en 1784, le journal s’achève avec le départ de François Burnens de la maison des Huber en 1794. Les échos de la France qui se soulève et qui bascule dans la violence révolutionnaire parviennent jusqu’à Pregny. Avec à-propos, Sara George tisse des liens entre l’étude de la société ultra-hiérarchisée de la ruche et les rues de Paris qui déboulonnent le roi.
Avant les moteurs de recherche
Mais comment Sara George, par ailleurs auteure de plusieurs romans, a-t-elle fait connaissance avec l’étonnant destin de François Huber et de son assistant? Au téléphone, depuis Londres, l’écrivaine raconte qu’à la mort de sa mère, à la fin des années 1990, elle avait recueilli les livres de sa bibliothèque. Parmi eux, un titre qui l’attire de longs mois et qu’elle finit par ouvrir: La vie des abeilles écrit en 1901 par Maurice Maeterlinck.
Passionné d’apiculture, le dramaturge et poète belge y mentionne Huber, sa cécité et son précieux assistant. Le fonctionnement de ce couple hors du commun interpelle immédiatement la romancière. Débute alors pour elle une immersion dans les écrits de François Huber. Mais pas seulement. Les Mémoires du botaniste genevois Augustin de Candolle (1778-1841), qui tenait François Huber en haute estime, ont aussi compté. Au bout de longues recherches, elle en a trouvé une version en anglais à la Bibliothèque nationale d’Ecosse à Edimbourg. «J’ai écrit le livre vers 1998-1999, avant l’arrivée des moteurs de recherche sur internet. J’ai donc écumé les bibliothèques nationales de Grande-Bretagne.»
Visions intérieures
Mais pour le climat de l’Ancien Régime, les couleurs de la campagne genevoise, Sara George s’est fiée à ses visions intérieures, à sa connaissance intime de la littérature du XVIIIe siècle, à ses propres souvenirs de la campagne anglaise dans les années 1950. Elle a découvert pour la première fois Genève et la Suisse en octobre dernier, au moment de la parution de la traduction française. Et pourtant, ses yeux d’écrivain ont vu Pregny au XVIIIe, dans le bourdonnement estival des abeilles, ainsi que deux hommes, silencieux, des heures durant, à l’écoute des crépitements du monde.
Sara George
L’apiculteur et son élève. Le fascinant destin d’un savant genevois aveugle et de son habile assistant vaudois
Traduit de l’anglais par Patrick Hersant
Editions Slatkine, 342 p.