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Lettre d’un admirateur fidèle à l’ami Ferdinand

Renouant avec ses débuts, Daniel de Roulet adresse à Hodler, le peintre et l’amoureux, cent ans après sa mort, un message personnel

Ferdinand Hodler, «Chanson de loin» (détail), 1906. Huile sur toile, 140 x 120 cm.  — © Kunstmuseum St. Gallen/Heritage Images/Getty Images
Ferdinand Hodler, «Chanson de loin» (détail), 1906. Huile sur toile, 140 x 120 cm.  — © Kunstmuseum St. Gallen/Heritage Images/Getty Images

Daniel de Roulet est fidèle dans ses affections. Voyez la déclaration renouvelée à son épouse qu’est Terminal terrestre (Ed. d’autre part, 2017). Son histoire avec le peintre Ferdinand Hodler ne date pas d’hier non plus, puisqu’il avait intitulé son premier ouvrage littéraire A nous deux, Ferdinand (Canevas, 1991). Il y mettait en parallèle le vieil artiste au retour de l’enterrement de son amoureuse, Valentine Godé-Darel, et un alter ego, lui aussi en route entre deux femmes. On voyait Hodler en deuil jouer de l’accordéon, triomphe de la vie sur la mort, dont il avait dessiné le travail sur le corps et le visage de Valentine, pendant ses derniers mois.

Vingt-sept ans et autant de livres plus tard, prenant prétexte du centenaire de la mort du peintre, Daniel de Roulet lui adresse une lettre qui est à la fois un parcours biographique, un exercice d’admiration et une réflexion sur la réception de son œuvre.

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Multiples facettes

C’est un artiste à multiples facettes: le peintre des lacs, celui qui fait s’écrier, devant un coucher de soleil sur le Léman, «C’est un Hodler», et que célèbre le Musée d’art de Pully (LT du 31.03.2018). L’homme des grandes figures allégoriques et des paysages de montagne, qui plaît à la droite conservatrice, qu’on retrouve sur les billets de banque et qu’affectionne l’un de ses collectionneurs, Christoph Blocher: «Vous avez pour lui une valeur politique. Vous chantez le beau pays qu’il ne faut pas laisser envahir par les étrangers», rappelle Daniel de Roulet. On comprend que cet Hodler-là n’est pas le sien.

Celui qu’il aime, c’est le peintre furieux des autoportraits et, plus que tout, l’amoureux de Valentine, celui qui magnifie la beauté du corps, la joie et la passion: «Vous l’avez peinte comme l’horizon du Jura au-dessus du Léman. Montagne assoupie entourée deux fois de bleu, le ciel et le lac. Vous découvriez non seulement un corps jeune parfait, mais tout un paysage», écrit-il à Ferdinand.

La beauté face à la maladie

Mais surtout, il vénère celui qui, dans une série de dessins sublimes, affronte la destruction de cette beauté par la maladie. A une historienne de l’art qui s’insurge contre l’instrumentalisation du déclin de Valentine au profit de l’art, Daniel de Roulet oppose la radicalité d’un acte d’amour et de courage. «Si tant de gens, et au moins autant de femmes que d’hommes, sont bouleversés à la vue de ces images, ce n’est pas d’y trouver la transformation du corps de la femme en objet esthétique. Mais parce que cette transformation, vécue par les deux amants, documentée par celui qui survit, raconte non pas la mort, mais la force d’un amour qui sait sa finitude.»

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Cette lettre peut aussi se lire comme une biographie éclatée du peintre, dans laquelle se glissent quelques éléments de celle de l’auteur: ainsi un dessin de Hodler, héritage familial perdu et retrouvé; un discours à Sarajevo pour le retour officiel d’un tableau, ou la mort choisie de la mère, à 97 ans. Avec l’amour, la mort est un des motifs récurrents du livre. Elle a marqué l’enfance de l’artiste: décès du père quand Ferdinand avait 5 ans, celui de la mère quand il en a 14 et que ses nombreux frères et demi-frères décèdent tour à tour.

Passion et compassion

Du côté de la vie, il y a les amours. Un premier fils naît, d’une Augustine. Plus tard, le mariage avec une bourgeoise dépensière et frivole (selon l’auteur) ne comble pas le peintre. Daniel de Roulet invente une rencontre romantique à Paris, un coup de foudre pour Valentine, qui le suit à Genève comme modèle. Puis il rétablit des faits plus prosaïques, mais qu’importe l’exactitude des événements, dont est garant le biographe du peintre, Hans Mühlestein. Ce qui compte, c’est l’impact du bonheur sur sa manière. «Au fond, vous êtes devenu un homme nouveau qui, à travers cet amour, a redécouvert une vraie manière de peindre. Changement de style. Fini le symbolisme. Vous retournez au réel, au réalisme des corps nus.» Cette «lettre» est d’abord un éloge de la passion et de sa sublimation en compassion.

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Il y a cependant aussi un fil politique, comme toujours chez de Roulet. La carrière du peintre, les influences, le succès, les honneurs, les déboires, les scandales, l’évolution qui mène du réalisme à la Zola aux grandes allégories. L’auteur en profite pour attaquer un de ses ennemis favoris, organe du «parti hégémonique», on reconnaîtra la NZZ: «Il existe en Suisse un journal qui se dévoue chaque jour depuis 1780 à la promotion de l’utopie capitaliste. Il se flatte de publier une partie culturelle plus ouverte sur le monde, sur les idées nouvelles. Mais chaque fois qu’il faut s’en prendre à une tête d’artiste qui dépasse, c’est un déferlement de critiques sournoises.»

Fragilité et énergie

L’émotion et les nombreuses manifestations qui jalonnent le centenaire de sa mort montrent que la force de l’artiste a survécu aux modes et aux critiques. Daniel de Roulet privilégie la fragilité et l’énergie de l’homme et conclut en le situant dans l’histoire de l’art: «Le maître Konrad Witz et Ferdinand Hodler ont choisi une manière semblable de décomposer le même paysage. Vous avez bouclé le cycle figuratif de la peinture occidentale, vous pouvez mourir en paix.Avec mon admiration.»

Daniel de Roulet, «Quand vos nuits se morcellent. Lettre à Ferdinand Hodler», Zoé, 128 p.