L’histoire des deux Juan Luis Martinez
Littérature
Tombé dans l’oubli, le livre d’un poète romand intitulé «Le Silence et sa brisure» a connu un destin singulier en espagnol, sur un autre continent. Tandis qu’un poète chilien d’avant-garde, mort en 1993, vient de se remettre à vivre dans la peau d’un Suisse…

et son double Le poète
Tombé dans l’oubli, le livre d’un Romand signé Juan Luis Martinez a connuun destin singulieren espagnol, surun autre continent. Tandis qu’un poète chilien d’avant-garde, mort en 1993, s’est remis à vivre dans la peau du Suisse…
Qui est l’auteur d’un texte? C’est en principe celui dont le nom est inscrit sur la couverture du livre. Dans l’affaire qui nous intéresse, le nom de l’auteur est Juan Luis Martinez. Mais qui est Juan Luis Martinez? A-t-il écrit les livres qu’il signe? Rien n’est sûr dans cette histoire digne de Borges ou de Pessoa, qui se déploie sur deux continents; dans ce jeu troublant où la quête de la poésie a mené le poète chilien Juan Luis Martinez et son double helvétique, un autre Juan Luis Martinez. C’est ce dernier qui nous a raconté leur histoire.
Tout commence en juillet dernier, lorsque Juan Martinez – dont le nom complet est Juan Luis Martinez – reçoit un mail d’un jeune chercheur américain nommé Scott Weintraub, spécialisé en littérature hispanique.
Juan Martinez, né en 1953, est arrivé de Catalogne en Suisse à l’âge de 4 ans avec ses parents. Il a étudié à Genève, travaillé comme journaliste, puis au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), dont il est retiré même s’il mène encore des missions temporaires. Il est l’auteur de nouvelles, d’essais, de récits, de scénarios de BD et de recueils de poèmes, parus entre 1973 et 1993 chez différents éditeurs, dont Le Silence et sa brisure aux Editions Saint-Germain-des-Prés en 1976 à Paris.
Il vient de rentrer d’Ukraine lorsque Scott Weintraub parvient à le joindre et lui demande s’il est bien l’auteur du Silence et sa brisure. «I am afraid, I am… – Je crois bien que oui, mais on n’est jamais tout à fait sûr de son identité», répond Juan Martinez, qui rit encore de sa réponse sibylline. Il ne pouvait pas savoir encore à quel point il venait de faire mouche.
Car Scott Weintraub, en retrouvant Juan Luis Martinez à Grimentz où il vit aujourd’hui, vient de confirmer une hypothèse sur laquelle il travaille fébrilement depuis des mois.
Depuis six ans, ce chercheur américain en littérature hispanique qui enseigne aujourd’hui à l’Université de Durham (New Hampshire) explore l’œuvre de Juan Luis Martinez (1942-1993), un grand poète chilien, également plasticien, dit de «la néo-avant-garde». Celui-ci est l’auteur de La Nueva Novela, un travail littéraire expérimental paru en 1977. Sur la couverture de ce livre, le nom de Juan Luis Martinez apparaît biffé. Juan Luis Martinez aime à jouer des textes et de leurs auteurs. Il copie, colle, efface les traces de ses emprunts, sème des indices. Dans un livre posthume, paru en 2013, il multiplie collages et emprunts, associant par exemple la tête de Rimbaud au corps de Chaplin et les reliant par des vers empruntés.
De son vivant, Juan Luis Martinez ne publie que deux œuvres, mais il exerce une forte influence sur son entourage. Il envoie aussi des poèmes à des journaux et des revues. Deux d’entre eux, publiés dans la presse chilienne en 1988, au moment du référendum contre Pinochet, font forte impression: le public y lit un appel à la liberté. Ces deux poèmes ne paraissent en recueil qu’en 2003, soit dix ans après la mort de Juan Luis Martinez, à 50 ans. Le recueil s’intitule Poemas del otro («Les Poèmes de l’autre») et surprend le milieu littéraire chilien tant il tranche avec le style habituel de Martinez.
Travaillant sur Juan Luis Martinez, et connaissant ses jeux avec la figure de l’auteur, Scott Weintraub découvre qu’un poète francophone porte, lui aussi, le nom de Juan Luis Martinez. Il est l’auteur d’un livre intitulé Le Silence et sa brisure. Intrigué, Scott Weintraub commande le livre par prêt interbibliothèques. Et là, surprise: ce texte en français datant de 1976 correspond mot à mot aux Poemas del otro, parus en 2003, dont des extraits avaient été utilisés par le poète de son vivant. Les poèmes sont identiques en français et en espagnol, à quelques variantes près.
Scott Weintraub acquiert peu à peu la conviction que Juan Luis Martinez n’est pas un avatar francophone de son homonyme chilien, d’autant que ce dernier a laissé, en indice, une reproduction de la couverture du livre original dans son œuvre: le poète catalano-suisse existe donc bel et bien et le texte lui a été «emprunté». Scott Weintraub découvre aussi que le livre a traversé l’Atlantique grâce à un responsable de l’Institut français de Valparaiso, qui, frappé par l’homonymie des auteurs, l’a ramené de Paris au Chili, pour l’offrir au poète sud-américain.
Scott Weintraub en sait assez et publie, début juillet 2014, en espagnol, un bref essai où il raconte sa découverte: La ultima broma de Juan Luis Martinez, «La dernière plaisanterie de Juan Luis Martinez», sous-titré: «Non seulement être un autre, mais écrire l’œuvre d’un autre».
Il n’abandonne pas son enquête et finit par apprendre, suite à une série de rebondissements impliquant une journaliste équatorienne installée à New York et un film du Comité international de la Croix-Rouge sur les seigneurs de la guerre, que Juan Martinez, le poète francophone, travaille pour le CICR. Il le piste jusqu’en Ukraine… Il vient de rentrer à Grimentz. C’est là que Scott Weintraub parvient finalement à le joindre, fin juillet. Tandis que, profitant de sa retraite, il est justement en train de rouvrir ses carnets d’écrivain qu’il a laissés de côté durant ses dix-sept ans de CICR.
Plagiat? Emprunt? «Détournement de texte à la manière des situationnistes, action en cohérence parfaite avec l’œuvre de Juan Luis Martinez», estime plutôt Juan Martinez, Suisse et Catalan, poète bien vivant, qui raconte l’extraordinaire destin clandestin de ses poèmes.
L’aventure l’a entraîné, au mois de novembre 2014, jusqu’à Santiago du Chili au Salon du livre, où il rencontre l’entourage de Martinez qui l’accueille avec curiosité et enthousiasme. Dans le milieu littéraire chilien, son apparition fait même sensation. «J’avais écrit ces poèmes vers 20 ans, raconte-t-il. C’est le travail d’un jeune homme épris d’absolu, qui s’identifie complètement à la poésie, pour qui elle n’est pas un genre littéraire mais une façon d’être au monde. Apprendre que ces poèmes ont eu une vie autonome, c’était merveilleux.» Et de revenir sur l’épisode du référendum de 1988: «On m’a dit que des étudiants ont recopié un de mes poèmes sur les marches d’un grand escalier de Valparaiso. Et j’ai même rencontré des gens capables de m’en citer des vers!»
Juan Martinez raconte d’autres épisodes de la vie secrète de son recueil: venu à Paris au Festival Les Belles étrangères, en 1992, quelques mois avant sa mort, Juan Luis Martinez choisit, pour se présenter, de réciter un des fameux poèmes empruntés, intitulé: «Qui je suis». Emu, le poète se met à pleurer entraînant toute la salle avec lui. Juan Martinez s’interroge sur «ce qui s’est passé chez cet homme qui, vivant sous une dictature, s’approprie le recueil d’un autre qui porte son nom, et s’engage dans un jeu qui, peut-être, a fini par le dépasser…».
D’abord, inquiet de l’apparition d’un auteur légitime, la famille du Martinez chilien se rassure en rencontrant le poète suisse. Nulle idée de droits d’auteur ne l’agite, plutôt une grande curiosité. Que les Chiliens lui retournent. El Mercurio, l’un des plus grands journaux chiliens, l’interviewe après avoir raconté l’histoire des deux Juan Luis Martinez; l’éditeur de Poemas del otro lui suggère qu’une publication au Chili de son œuvre poétique pourrait être intéressante. Dans l’immédiat, Juan Martinez travaille sur un essai autour de Martinez, destiné à un ouvrage collectif, pour dire et réfléchir sur ce que c’est que d’être autre…
Il en sait quelque chose, lui dont le nom a évolué d’un livre à l’autre: son premier livre est paru sous le nom de Jean-Louis Martinez en 1973, puis ce fut Juan Luis Martinez – qui permit toute l’affaire. Cela devint, enfin, Juan Martinez, ce qui brouilla encore les pistes dans la quête de «l’autre»…
«On m’a dit que des étudiants ont recopié un de mes poèmes sur les marches d’un grand escalier de Valparaiso»