L’historien qui traque les mythes jusque dans sa propre discipline
Essai
Avec «Crépuscule de l’histoire», Shlomo Sand prolonge, sur un mode plus universel, le débat ouvert avec son sulfureux essai, «Comment le peuple juif fut inventé». L’historien israélien enquête sur les tréfonds idéologiques de l’étude du passé, et comment cette discipline est devenue la théologie des temps modernes…

Sans doute avec son dernier livre, Shlomo Sand fera-t-il moins polémique qu’avec ses précédents ouvrages, dont le fameux «Comment le peuple juif fut inventé» (Fayard, 2008). Ce qui permettra de le lire au calme.
Professeur d’histoire générale à l’Université de Tel Aviv, très controversé pour avoir mis en évidence les fictions historiques qui sous-tendent la création de l’Etat d’Israël, Shlomo Sand résume ainsi son propos: «Les livres précédents, je les ai écrits pour laïciser, quelque peu, le regard mythologique national sur cette terre où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie, et qui m’est très chère. J’écris le présent récit afin de me laïciser moi-même, de me délester de mes dernières illusions professionnelles.»
Après Israël, c’est Clio, la muse de l’histoire, qui fait l’objet d’un examen rigoureux, avec ces questions douloureuses: «Faut-il admettre l’impossibilité d’une histoire moralement neutre?» N’est-elle au fond qu’une «théologie masquée» comme la jugeait Nietzsche, destinée à bâtir et à entretenir des mythes nationaux fondateurs? Et les historiens, sont-ils autre chose que les grand-prêtres de la mémoire officielle?
Au XIXe siècle, où l’histoire était reine, cela a été assurément le cas. Tandis qu’au XVIIIe siècle l’histoire s’apparentait à de la belle littérature, l’étude du passé se professionnalise au moment même où se bâtit l’État nation moderne. Droysen en Allemagne, Fustel de Coulanges et Lavisse en France: il naît vers la fin du siècle une discipline à prétention scientifique. Une science, l’histoire? Au fond, nous nous sommes habitués à cette idée, mais en grattant un peu, on se rend bien compte de son inconsistance.
Même la très respectable école française des Annales qui, dans l’entre-deux-guerres, a ouvert le champ historique à l’économie, aux faits sociaux et plus tard l’étude des mentalités, n’a pas remis en cause les méthodes problématiques du métier d’historien: les documents d’archive, bien que lacunaires et conservés par le hasard des choses, ont valeur de preuve et orientent seuls la restitution historique. Par ailleurs, les historiens des Annales semblent avoir tout fait pour esquiver les questions politiques brûlantes pour se consacrer à leur champ étroit de spécialisation. Seul Marc Bloch, l’un des fondateurs des Annales avec Lucien Fèbvre, qui sera exécuté par les nazis comme juif et résistant, avouait cette faiblesse en 1939: «J’ai mauvaise conscience. […] Nous avons vendu notre âme contre notre repos, notre travail intellectuel.»
Les historiens d’aujourd’hui ne sont-ils pas suffisamment engagés dans leur époque? Shlomo Sand adresse ce reproche à sa corporation. Reproche léger face à l’accusation, autrement plus grave, faite à Pierre Nora et ses «lieux de mémoire». Selon Sand, celui-ci organise le culte officiel d’une mémoire collective fictive dont le but est d’unir la nation tout en gommant les controverses.
Le résultat de cette longue connivence entre histoire et pouvoir, c’est l’école, où l’histoire enseigne aux élèves ce qu’il convient de penser, même si «l’endoctrinement» a bien évolué depuis le «Petit Lavisse» de 1912: «La guerre n’est pas probable mais elle est possible. C’est pour cela qu’il faut que la France reste armée et toujours prête à se défendre. En défendant la France, nous défendons la terre où nous sommes nés, la plus belle et la plus généreuse terre du monde […]».
Faut-il en conclure, comme Paul Valéry, que «l’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré»? Oui, lorsqu’elle remplit le même rôle que la théologie jadis, en imposant une vérité, en bridant le débat public. Shlomo Sand trouve décevant et inquiétant les lois mémorielles, en Israël ou en France, qui interdisent de nier ou minimiser la Shoah. Sand, lui-même fils de survivants de l’extermination nazie, y voit un «acte idéologique destiné à imposer […] ce dont on est autorisé à se souvenir et, par conséquent, ce que l’on peut oublier.» Depuis 2011 en Israël il existe une loi dite «loi de la Nakba», qui sanctionne les institutions (comme les municipalités arabes) qui mentionneraient le jour de l’expulsion des Arabes d’Israël en 1948 comme un jour de deuil. Face aux lois mémorielles, ou anti-mémorielles, Shlomo Sand fait ainsi preuve de cohérence en affirmant que tout sujet doit être discuté «au grand jour et librement».
Au fil de cet essai coloré de touches personnelles, les évidences historiques tombent les unes après les autres: «héritage» grec, européocentrisme, périodicité arbitraire… En s’aventurant hors du carcan de sa spécialisation, Shlomo Sand voit loin, et fait souffler un vent frais sur les certitudes arides.
Reste la question de l’école: au XXIe siècle, avec la mondialisation, la construction «d’identités collectives imaginaires» devient de moins en moins utile, juge l’historien. Aussi l’histoire ne peut plus justifier sa place prédominante face à d’autres disciplines comme l’anthropologie ou l’économie. Un historien qui prédit, voire prône la fin de l’histoire à l’école? Shlomo Sand n’a pas fini de bousculer nos convictions.
Shlomo Sand
Crépuscule de l’histoire
Traduit de l’hébreu par Michel Bilis
Flammarion, 310 p.
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