Au téléphone, Cédric Giovanola les approuve. «Nous avons bien sûr réfléchi à l’initiative de Jean Romain. Mais je me sens solidaire des autres commerces. Nous sommes tous logés à la même enseigne. Ce qui ne veut pas dire que nous désertons.»
Pierre Desproges, Joseph Kessel, Marguerite Duras, Virginia Woolf ne relèvent donc pas officiellement des biens de première nécessité. C’est entendu. Mais ils restent d’utilité publique. A preuve, les libraires qui répondent encore aux commandes sont depuis trois semaines débordés, à l’image du Boulevard à Genève. Une centaine d'e-mails par jour, soit quatre fois plus qu’en période normale, observe Marine Bass, membre du collectif qui porte cette belle enseigne.
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Milliers d’ouvrages au quotidien
Payot, qui rouvre son site ce lundi, a même dû jeter l’éponge il y a quinze jours, comme le raconte son patron, Pascal Vandenberghe. «Nous n’avions pas le choix, nous ne pouvions plus protéger nos employés, le flux était trop important. Le mardi 17 mars, un jour après la fermeture de nos magasins, nous avons compté 2000 paniers de commandes, soit près de 5000 livres. Deux équipes d’une quinzaine de personnes se relaieront dès lundi, ce qui nous permet de rouvrir.»
La Fnac, qui n’a pas cessé ses activités, constate une même demande soutenue, note son directeur général, Cédric Stassi. «Les commandes via notre site Fnac.ch ont progressé ces dernières semaines, sans atteindre le volume de livres écoulés dans nos enseignes avant la crise. Cela représente actuellement plusieurs milliers d’ouvrages par jour.»
Ces professionnels ne prônent pas l’ouverture physique de leurs espaces, mais donnent, à leur façon, raison à Jean Romain quand celui-ci milite pour l’accessibilité du livre, en particulier en période de désarroi collectif.
«La librairie est un havre, un lieu de ressources, argumente cet ancien professeur de philosophie. C’est la raison pour laquelle j’ai interpellé Mauro Poggia et Pierre Maudet, respectivement chargés de la Santé et du Développement économique. Je m’inscrivais dans le sillage de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie français, qui avait émis le même vœu. Il est essentiel de prêter attention à cette diversion spirituelle dont le livre est porteur.»
L’initiative est tombée à plat, d’autant que les concernés, à commencer par Pascal Vandenberghe, n’y sont pas favorables. «Quasiment tous les libraires français consultés à ce sujet ont jugé que c’était une mauvaise idée, rappelle ce dernier. Le livre est un bien essentiel, oui, mais de là à inviter, en pleine pandémie, les gens à sortir de chez eux pour aller en magasin, il y a un pas que je ne franchirai pas.»
L’amour de la clientèle
Hôtesse de Nouvelles Pages à Carouge (GE), Véronique Rossier est sur la même ligne. «Il n’est pas faux de dire que les livres ont à voir avec la subsistance, mais l’urgence sanitaire s’impose à tous, ce qui ne nous empêche pas de répondre à la demande d’une clientèle nombreuse et même nouvelle.»
Beaucoup de librairies n’ont donc en réalité pas fermé, comme le relève Marine Bass. «Avec mes cinq collègues du Boulevard, nous nous sommes posé, le premier jour, une question éthique: pouvait-on expédier des colis, alors qu’on ne sait pas si on est porteur du virus? Mais on n’a pas barguigné, la demande était trop forte. On s’est dit que cela faiblirait la deuxième semaine, mais non. Pour le moment, nous poursuivons.»
Ces distributeurs de plaisir solitaire sont des croisés, au même titre que ces anonymes qui, chez Payot ou à la FNAC, travaillent dans les entrepôts pour étancher nos soifs. Echappent-ils pour autant à la débâcle économique causée par la pandémie?
«Bien sûr que non, rappelle Marine Bass. Les 136 factures de la semaine dernière assureront des liquidités, ce qui nous permettra de payer deux ou trois fournisseurs, mais pas de faire face à toutes nos échéances.»
«C’est une manière de tenir, appuie Véronique Rossier. Ce n’est pas avec une trentaine de livres écoulés par jour que je vais faire tourner la boutique. Mais les messages de soutien des habitués comme des nouveaux clients me confortent dans mon choix de répondre présent. Et puis nous ne pouvons nous permettre de laisser le terrain libre à Amazon.»
Véronique Rossier pousse la serviabilité très loin. Elle propose aux amateurs de passer en revue les rayons de son antre, via FaceTime. Et elle enrichit la visite de ses conseils avisés.
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Bricolage vital
«Ce que nous faisons, mes collègues de Suisse romande et moi, relève du bricolage, reconnaît Cédric Giovanola. Ça serait plus simple d’abandonner la partie, en attendant la fin du confinement, mais j’ai des clients pour qui la lecture est vitale.»
Toutes les astuces sont bonnes pour les réjouir. Certains jours, il improvise une permanence sur le parking central de Monthey, en face du poste de police. Il y dépose sa marchandise, dans un sac qu’il tient à bout de sangles, histoire d’éviter tout risque de propager le virus. «Je mets les livres commandés en quarantaine, pendant vingt-quatre heures.»
Comme le facteur du film Il postino sur sa bicyclette, Cédric Giovanola dépose dans les boîtes à lait des paquets qui chassent le spleen. Souvent, il y découvre des Tupperware laissés à son intention: tantôt, c’est un gâteau, tantôt des biscuits, une fois même un ragoût. C’est ainsi que s’échangent, par temps de glaciation sociale, nourritures spirituelles et gourmandises. Ces libraires sont nos anges gardiens. Ils assurent l’essentiel.