La dernière rasade pour la route, avant le sevrage. Et plutôt qu’un verre de rhum, pourquoi ne pas emporter toutes les bouteilles, surtout quand elles annoncent des heures exquises? Samedi et lundi, c’étaient des légions d’assoiffés qui se pressaient dans les librairies romandes, avant l’extinction des feux.

«Ces trois derniers jours, c’était panique à bord, constate Christophe Jacquier, gérant de Payot Rive Gauche à Genève. Nos rayons de manuels scolaires et de livres pour la jeunesse ont été dévalisés. Le secteur littérature n’était pas en reste. La Peste d’Albert Camus s’est arraché, une quarantaine d’exemplaires en une semaine, ce qui est beaucoup. Mais aussi le dernier roman de Leïla Slimani. Sans surprise, la section guides de voyage a plongé.»

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Fringale de classiques

C’est que désormais les odyssées sont intérieures, aussi longtemps que le coronavirus jouera les croque-mitaines passe-murailles. Au très prisé Rameau d’Or à Genève, le nouveau libraire Frédéric Saenger observait, lundi, la même ruée. «C’était aussi surréaliste qu’émouvant. Nos clients ont fait le plein. L’un a pris tout ce qu’il trouvait de russe. Une dame italienne, en quête de classiques français, a fait main basse sur Maupassant.»

«L’affluence était en effet belle, abonde Cédric Giovanola, hôte d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, à Monthey. Dès que les gens ont appris que l’état d’urgence allait entrer en vigueur, ils sont venus se ravitailler. Beaucoup ont privilégié les livres jeunesse.»

Comme tous les commerces qui ne relèvent pas des premières nécessités, les maisons du livre ont donc baissé pavillon, stores, rideau. S’en relèveront-elles? Sans doute. Mais dans quel état?

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Chaîne du livre frappée

Patron de la chaîne Payot, Pascal Vandenberghe s’avoue très inquiet. «Payot en Suisse romande, c’est 5 millions de chiffre d’affaires par mois et 3 millions d’ouvrages vendus par an. Nous avons des charges – salaires, loyers, factures – à honorer et nous ne sommes adossés à aucune multinationale. On attendait que le Conseil fédéral prenne une décision pour l’ensemble du pays, il l’a enfin fait. On peut espérer que les pouvoirs publics assumeront leurs responsabilités et viendront en aide, comme annoncé, aux entreprises. Le chiffre de 10 milliards a été avancé. Cela semble bien peu.»

Ame forte de La Méridienne à La Chaux-de-Fonds, Chantal Nicolet Schori tire, elle aussi, la sonnette d’alarme. «On a appris que les groupes Hachette et Madrigall, qui réunit plusieurs maisons d’édition dont Gallimard, suspendaient leurs publications. C’est toute la chaîne du livre qui est frappée. A notre échelle, c’est une catastrophe. Nous allons devoir faire appel au chômage pour mes trois libraires et mon comptable. Pour la suite, tout dépendra des aides du canton de Neuchâtel. Il ne faudrait pas que cette situation dure jusqu’à cet été.»

«Notre chiffre d’affaires de mars, qui n’est pas un bon mois à cause du carnaval, devait avoisiner les 50 000 à 60 000 francs, poursuit Cédric Giovanola. Et nous allons nous retrouver avec des dizaines de milliers de francs de factures, sans rentrées. Il va falloir négocier des reports de paiements.»

Et dire que ce printemps s’annonçait festif. Le Mystère de la chambre 622, le nouveau Joël Dicker, devait sortir le 17 mars et susciter la déferlante dans les librairies. Comme il y a deux ans, la Genevoise Claire Renaud, l’ardeur même, s’apprêtait à accueillir dans son antre, Atmosphère, l’auteur adulé pour sa première séance de signatures.

«Son éditeur, de Fallois, et lui-même ont dû différer la publication du roman, explique-t-elle. Ils n’avaient pas le choix, comme moi, au vu de la situation sanitaire. Depuis quelques jours, j’avais dû coller sur ma porte ce mot: «Pas plus d’un client en même temps.»

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Livraison à domicile

KO, les chevaliers de la page? Sonnés, mais décidés à ne pas battre en retraite. Directrice de L’Etage à Yverdon-les-Bains, Céline Besson envisage de mettre en place un service de livraison, «à condition que nos fournisseurs continuent de travailler». «Nous avons du stock, nous pourrons piocher dedans pour répondre à la demande.» Spécialisée dans l’essai et la littérature, la Librairie du Boulevard, un chaudron d’intelligence à Genève, répondra aux commandes.

«Nous sommes une coopérative, autogérée par six libraires, rappelle Frédéric, du Boulevard. Nous nous réunissons le lundi pour prendre nos décisions. Nous assurerons une permanence chaque matin jusqu’à vendredi et livrerons les ouvrages. Pour la suite, cela dépendra aussi de la poste.»

L’enjeu est de ne pas laisser le terrain libre à Amazon. Chez Payot, la mobilisation est générale, souligne Pascal Vandenberghe. «Entre vendredi et lundi, nous avons battu des records de ventes en ligne, avec 1100 paniers en vingt-quatre heures. Nos clients pourront continuer à acheter via Payot.ch, avec livraison gratuite. Nous proposons aussi une permanence téléphonique pour ceux qui seraient allergiques à internet.»

Ce chapitre noir pourrait être long, «deux mois au moins», prédit Pascal Vandenberghe. Sur son site, Joël Dicker embouche un clairon optimiste: «Nous nous retrouverons bientôt en librairies, quand tout ceci sera derrière nous, pour une vraie fête de la vie et une fête du livre.» «Je ne peux pas imaginer que les pouvoirs publics nous laissent dans le caniveau, s’enflamme Cédric Giovanola. Nous allons tout faire pour maintenir le lien avec notre clientèle, quitte à déposer les ouvrages dans les boîtes aux lettres.»

Les escadrons du livre ont du ressort, mais ils auront besoin de soutiens massifs.