Témoignage
Dans les années 1930, Epaminondas Remoundakis était un jeune étudiant en droit quand la lèpre l’a subitement relégué au rang de paria. Le récit de sa vie suivi d’un essai d’ethnologie ouvre la réflexion sur les mécanismes de l’exclusion

A la fin des années 1960, sur l’îlot de Spinalonga, à l’est de la Crète, Maurice Born découvre les vestiges d’une léproserie. Le Jurassien est alors un jeune architecte, déçu par les conditions d’exercice de son métier. Par la suite, il sera un des fondateurs d’Espace noir, coopérative culturelle anarchiste à Saint-Imier et il créera les éditions Canevas, mais c’est une autre histoire. Là, «ethnologue sauvage» travaillant sur l’exclusion, il va scruter les vestiges du site, fouiller les archives, interroger les survivants, les filmer aussi (L’Ordre, avec le cinéaste Jean-Daniel Pollet). Il résulte de ce travail un double ouvrage: le passionnant récit de vie d’Epaminondas Remoundakis (1914-1978), figure marquante de la léproserie, suivi d’un essai d’anthropologie de la maladie, très polémique, par Maurice Born lui-même.
Malades traqués
Les derniers malades quittent l’îlot en 1957. Depuis 1904, ce caillou inhospitalier héberge une colonie de lépreux. Mais la médecine a fait des progrès et cette sorte de prison est devenue inutile. La lèpre: un mal qu’on croyait relégué très loin dans le temps et l’espace – parmi les mendiants des tableaux de Breughel l’Ancien ou quelque part au fond de l’Inde ou de l’Afrique. Pourtant, au début du XXe siècle, elle sévit encore en Europe. Comme au Moyen Âge, elle fait peur et horreur. Pour la juguler, les autorités grecques emploient des méthodes policières et traquent les malades pour les isoler.
Enfance heureuse
Quand Epaminondas Remoundakis naît, en 1914, la Crète vient d’être rattachée à la Grèce. L’île sort de siècles de domination vénitienne puis ottomane. Propriétaire terrien aisé, le père est l’employeur principal de la région. Le garçon vit une enfance heureuse, dans une Crète archaïque, patriarcale. Mais à onze ans, il présente des signes de la maladie. On le dénonce, et sa famille l’exfiltre vers Athènes où réside une de ses sœurs, déjà atteinte. Commence alors pour les deux une vie clandestine – réclusion de la jeune femme, déménagements nocturnes, peur constante.
Criminels en fuite
On dirait des criminels en fuite, et c’est bien comme cela que les lépreux sont considérés, à ce stade des connaissances: maudits, dangereux, contagieux, suspects de transmettre le mal par hérédité, par contact physique, et même par le regard. La lèpre opère des déformations des membres et du visage, elle altère la voix. Mais la maladie évolue différemment selon les individus. Chez le garçon, elle semble dormir. La sœur, elle, doit rejoindre Spinalonga, à la suite d’une dénonciation. Elle y restera jusqu’à sa mort. En dépit de la peur d’être repéré, Epaminondas réussit une scolarité normale, arrive même jusqu’au bac et commence des études de droit. Quand il sera déclaré malade à son tour, enfermé à Athènes, il choisira de rejoindre sa sœur sur l’île.
Soins sommaires
A Spinalonga, les lépreux ont remplacé les musulmans, chassés lors du rattachement à la Grèce. Ils vivent dans des conditions matérielles déplorables, la terre est aride, l’eau provient de citernes saumâtres, les soins médicaux sont plus que sommaires. Les barques qui permettraient de pêcher au large sont interdites par peur des évasions. Une prison à vie, voilà ce qu’est l’îlot. Les malades touchent bien une solde pour leur permettre de se procurer des aliments, et c’est l’une des contradictions de Spinalonga, ils représentent une source importante de revenus pour les paysans pauvres sur le rivage d’en face, qui viennent vendre leurs produits, en dépit de la supposée contagion.
Là pour mourrir
Au sein de cette communauté déchirée par les conflits et misérable, Remoundakis est un des rares éduqués, et il fera beaucoup pour l’amélioration sanitaire et surtout sociale de l’île, et pour que les déportés prennent eux-mêmes leur sort en mains. Une vie de village se dessine, autour des quelques cafés. Les solitaires et ceux dont l’état s’aggrave sont pris en charge. Les rares enfants apprennent à lire et à écrire. Mais les lépreux déportés à Spinalonga sont là pour y mourir, dans l’espoir que le mal disparaisse avec eux. Il faudra des grèves de la faim, des pétitions, des visites de médecins étrangers, des scandales pour que les autorités grecques se préoccupent des lépreux. Il faut dire que la Deuxième Guerre mondiale puis la guerre civile ruinent le pays qui affronte d’autres difficultés.
Ile évacuée
Quand l’île est évacuée, en 1957, Remoundakis, désormais aveugle, rejoindra l’hôpital de Agia Varvara près d’Athènes, avec d’autres «spinalonguistes». Ils y recréeront les conditions de vie autonomes qu’ils avaient instituées dans l’île. Il mourra là en 1978, près avoir livré ce témoignage précieux. L’essai de Maurice Born développe à sa suite une réflexion historique et scientifique sur cette maladie et sur les images qu’elle a véhiculées au cours des siècles à travers le monde – de l’explication par la malédiction aux tâtonnements scientifiques jusqu’à l’époque actuelle où elle est presque entièrement jugulée.
Attraction touristique
Que faire de Spinalonga? La population côtière, très pauvre, ne veut pas en perdre les retombées économiques. Un hôpital psychiatrique? L’idée est écartée. Aujourd’hui, l’îlot est une attraction touristique. Les vestiges vénitiens et ottomans ont été mis en valeur, et par la suite, également ce qui reste de la léproserie, effacé dans un premier temps. Un roman de gare anglais, L’Ile des oubliés, et la série télévisée grecque qu’elle a inspirée ont beaucoup fait pour la notoriété de Spinalonga. C’est aussi contre cette exploitation de la mémoire que s’inscrit la démarche de Maurice Born. A travers le cas de la lèpre, «Archéologie d’une arrogance» ouvre une réflexion sur les représentations de la maladie en général, sur la contagion, la peur, le refus, qui vaut plus largement que le cas de Spinalonga.
Epaminondas Remoundakis
Vies et morts d’un Crétois lépreux
Trad. de Maurice Born et Marianne Gabriel
Suivi de «Archéologie d’une arrogance»
de Maurice Born
Anacharsis, 528 p.
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