Isaac Bashevis Singer est un de ces enchanteurs qui ont transformé l’exil intérieur en citadelle radieuse. Né à Varsovie en 1904, décédé en 1991 en Floride, il aurait dû suivre les chemins du rabbinat, mais il préféra assez vite folâtrer sur les sentiers buissonniers de la littérature, avant de s’éclipser en 1935 aux Etats-Unis, où il connut d’abord la misère – petits boulots à 15 dollars par semaine –, puis une extraordinaire renommée. Lire Singer, c’est flotter en apesanteur, c’est léviter, comme si l’on pénétrait dans un de ces tableaux de Chagall où la terre monte vers le ciel au son des violons et des orgues de Barbarie.

Toute l’œuvre du Nobel 1978 est en effet une célébration du surnaturel, qu’il distilla en un gigantesque bouquet de récits qui brassent la pâte humaine dans le pétrin des rêves, avec un sens merveilleux de l’irrévérence et de la facétie.

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Ecrire est un moyen de lutter contre la mort des choses, d’empêcher que les générations du passé ne sortent de nos mémoires

Isaac Bashevis Singer

Singer, c’est aussi une musique savoureuse, littéralement sauvée de l’oubli sous sa plume: le yiddish, «langue mourante d’un peuple de fantômes». Quand on lui demandait si cette langue n’était pas condamnée à s’éteindre, son regard bleu s’éclairait et il disait: «Ecrire est un moyen de lutter contre la mort des choses, d’empêcher que les générations du passé ne sortent de nos mémoires.» Cette foi quasi mystique en la littérature a toujours exalté Singer. Il expliquait souvent que «si les écrivains sont des menteurs, ils ont la chance de vivre en paix avec leurs mensonges». Cela lui a sans doute permis de tenir bon face aux démons qui, pendant la guerre, avaient anéanti une partie de son peuple et de sa famille.

Quant au chef-d’œuvre de Singer, c’est bien sûr Le Magicien de Lublin, portrait du mirobolant Yasha Mazur, un as de l’entourloupe doublé d’un coureur de jupons et d’un pitre capable d’écosser les petits pois avec ses orteils. Célèbre dans toute la Pologne, il est pourtant très mal vu à Lublin, sa ville natale, parce qu’il fréquente assidûment les tavernes tout en tournant le dos aux synagogues, avant qu’une jeune veuve ne lui propose un redoutable marché: elle se donnera à lui, mais à condition qu’il se convertisse…

Cour des miracles

On pensait tout connaître de Singer. Mais non, voici un inédit sorti des oubliettes, Keila la Rouge, paru en feuilleton dans un quotidien yiddish de New York, entre 1976 et 1977. Quant à savoir pourquoi son auteur ne l’a jamais publié en volume de son vivant, cela reste une énigme. Hypothèse: ce roman donne une image peut-être trop sombre de la communauté juive de Pologne, quelques années après que le cuirassé Potemkine eut arboré à sa proue l’étendard d’une agitation révolutionnaire qui allait embraser l’Histoire.

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Nous sommes à Varsovie, en 1911, dans la légendaire rue Krochmalna, une ruche humaine où Singer n’a cessé de faire son miel, d’un roman à l’autre. Tout au long de Keila la Rouge, il y plonge de nouveau son lecteur, qui redécouvre cette cour des miracles dans laquelle se bousculent rabbins, putains, pickpockets, mendigots, noceurs, souteneurs, gangsters, enfants perdus. Et tout un aréopage de petites gens «à l’existence banale, médiocre parfois, mais illuminée du dedans par la magie de l’esprit».

Le péché et le repentir

C’est là que vit Keila la Rouge, 29 ans, fille de bedeau, ex-prostituée à la chevelure flamboyante qui a officié dans trois lupanars en tutoyant le diable. Mais cette pécheresse en proie au repentir semble avoir fait la paix avec le ciel en épousant Yarmy la Teigne, un mauvais garçon lui aussi disposé à se ranger – et à ne plus convoiter les coffres-forts de la ville –, après quelques séjours derrière les barreaux. Il y a rencontré Max le Boiteux, un pervers qui viendra semer la zizanie dans ce couple improbable avant de violer la malheureuse Keila le jour de Yom Kippour. Désemparée, elle trouvera refuge à la synagogue, hantée par le désir de «redevenir une bonne fille juive».

Miracle, Bunem, le fils du rabbin, a des papillotes si blondes qu’il ressemble à un ange capable, de surcroît, de lire Spinoza tout en fréquentant les anarchistes de la capitale – la police secrète tsariste le surveille. De quoi attendrir le cœur de Keila. «De la folie pure», dira-t-elle, tout en ajoutant que ce genre de folie est peut-être «la substance même de l’existence».

L’aventure de l’exil

On retrouve toute la compassion singerienne dans ce roman à la Dickens où, sous des kippas déchirées par la misère, défilent Berthe la Bâtarde, Rivkele la Chope, Shmuel la Sauce, Leibush le Long, Noah le Battoir ou Haskele le Bigleux, qui n’a pas son pareil pour rouler dans la farine les Russes de Pologne. Leurs spectres vont peu à peu envahir la rue Krochmalna, bientôt grouillante d’indics et d’agents secrets, un climat de terreur qui poussera bien des habitants à tenter l’aventure de l’exil en Amérique, un voyage vers l’espérance que feront Keila et Bunem, à leurs risques et périls.

C’est un monde disparu qu’éclaire la lanterne magique de Singer, qui mêle le péché et la grâce, le merveilleux et le réalisme le plus cru dans cette fresque qui, certes, n’a pas le panache de ses grands romans. Mais qui vaut quand même le détour parce qu’on y entend les truculentes confidences du petit peuple juif de Varsovie, avant que la guerre ne vienne déposer son linceul de cendres sur la rue Krochmalna.


Isaac Bashevis Singer, «Keila la Rouge», traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay, Stock, 430 p.