Littérature
Elisa Shua Dusapin, Rebecca Gisler et Thomas Flahaut ont pour points communs d'avoir à peine trente ans, d'avoir vu leurs livres repérés et récompensés et... d'avoir fréquenté la haute école. Cela valait bien un passage dans ses coulisses

De jeunes écrivains romands à peine trentenaires récoltent des récompenses à tour de bras. Elisa Shua Dusapin, Rebecca Gisler et Thomas Flahaut en font partie. Point commun: ils sont passés par l'Institut littéraire de Bienne.
Pour Caroline Coutau, directrice des Editions Zoé à Genève, qui a découvert Elisa Shua Dusapin, l'Institut littéraire de Bienne participe sans aucun doute à «l'émergence d'une nouvelle génération d'écrivains». «Même si comme formation d'une haute école spécialisée, nous sommes très contents de l'écho que reçoivent certains diplômés, il faut savoir rester modeste», avance la directrice de l'Institut littéraire de Bienne Marie Caffari.
De fait les jeunes écrivains, qui arrivent sur le marché littéraire sans avoir suivi d'école, sont bien plus nombreux que les 150 diplômés sortis de l'Institut de Bienne depuis sa création en 2006. «L'école a évidemment laissé passer des talents», souffle la directrice.
«Comme une sorte de légitimation»
Les distinctions que récoltent les anciens élèves ont un impact positif sur la HES, «comme une sorte de légitimation», admet-elle du bout des lèvres. Car rien n'était joué quand elle a ouvert : «la plupart des voix étaient critiques».
En question, des craintes liées à un certain formatage. Le fait que des mentors et des mentas offrent un suivi personnalisé des élèves et de leurs projets a probablement permis d'éviter cet écueil.
Rebecca Gisler, qui vient d'être primée d'un prix suisse de littérature 2022 pour son premier livre «D'oncle», est l'une des anciennes élèves de l'Institut.
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Installée à Zurich dès l'enfance, cette Franco-Suisse aura bénéficié de l'environnement bilingue de l'Institut, où elle a suivi un enseignement en allemand. Elle a pourtant choisi d'écrire son premier livre en français.
Réapprendre sa langue maternelle
«Même si je n’étais pas très à l’aise à l’idée d’écrire en français et que le français était pour moi plutôt une langue orale et familiale, c’est à l’Institut que j’ai participé pour la première fois à un atelier francophone», explique l'auteure à Keystone-ATS.
«J’ai ressenti alors l’envie de poursuivre l’écriture en français, de réapprendre ma langue maternelle en quelque sorte, de voir ce que je pouvais faire avec une langue dans laquelle je me sentais plus limitée qu’en allemand. Et c’est aussi par ce biais que j’ai entendu parler du master de création littéraire à Paris 8 que j’ai intégré après mes études à Bienne», poursuit-elle.
D'abord sorti en français l'an dernier, «D'oncle» paraît en allemand le 10 mars. «Je viens de terminer la version allemande 'Vom Onkel'. La traduction, voire la réécriture a été une période très intéressante, surtout après ces années consacrées presque uniquement à l’écriture en français».
«Comme lors de mon expérience du passage de l’allemand au français, j’ai eu l’impression de devoir réapprendre l’allemand. Je pense qu’il faut que je m’ôte l'idée de maîtriser un jour une langue. Car je crois bien que c'est la non-maîtrise de ces deux langues qui libère mon écriture».
Rebecca Gisler n'a pas écrit son premier roman à l'Institut. «J’ai postulé très jeune à Bienne, assez rapidement après mon bac. Je n’étais pas encore très consciente de ce que je voulais faire en littérature.»
Ebauche du premier roman à l'Institut
Comme Elisa Dusapin avec «Hiver à Sokcho» – dont on suit la fulgurante carrière entre un National Book Award, une adaptation au théâtre qui tourne actuellement sur les scènes romandes et une adaptation en cours au cinéma –, Thomas Flahaut a ébauché son premier texte «Ostwald» à l'Institut.
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Celui qui vient de se voir décerner le prix littéraire du Roman des Romands 2022 pour «Les nuits d'été» a sorti «Ostwald» deux ans après avoir bouclé sa formation.
«L'idée en est née à l'Institut, parce que j'avais la pression du diplôme. Sans cela, je ne pense pas que je me serai lancé dans l'écriture d'un roman, qui me paraissait être un travail colossal.»
Un rôle d'accélérateur
Pour le Français, installé à Bienne, l'Institut littéraire a joué un rôle d'accélérateur: «des gens comme moi, des fils d'ouvrier, n'écriraient peut-être pas de livres, sans ce genre d'école. D'où je viens, on n'écrit pas de romans».
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«On a en face de soi un lecteur professionnel, notre mentor»: dans son cas, Antoine Jaccoud, Eugène et Noëlle Revaz à tour de rôle. «L'important, c'était mon engagement dans l'écriture et le leur dans la lecture. Et ma capacité à prendre au sérieux leurs sentiments de lecteur.»
«Tout cela a déterminé ce que j'ai pu apprendre. On n'est pas tous engagé de la même manière et tous les étudiants de l'Institut ne deviennent pas écrivains.»
Il estime en revanche que l'aspect bilingue de la formation est peu développé. La directrice de l'Institut Marie Caffari admet qu'il reste un potentiel inexploré dans ce secteur.
Cette autre langue qui affleure
«D'autant plus que dans la littérature contemporaine, les auteurs ont une langue d'écriture, et très souvent une autre langue. Et parfois dans l'écriture en français et en allemand, il y a cette autre langue, souvent de l'enfance, qui affleure», poursuit-elle.
Etudier dans une filière bilingue et vivre à Bienne a toutefois permis à Thomas Flahaut d'opérer un décentrement culturel, littéraire et esthétique. Les germanophones pratiquent par exemple la lecture publique. «Leur façon d'être sur scène, de lire leur texte m'a donné beaucoup d'idées, des possibles poétiques.»
La HES permet aussi de créer des amitiés littéraires, en particulier dans les collectifs, comme celui dont il fait partie, hétérotrophes. «On se suit, on lit les manuscrits des uns et des autres. A mon avis, c'est une des rares possibilités de créer des amitiés littéraires en Suisse.»