A l’aube du troisième millénaire, une fenêtre s’est ouverte dans le monde de la bande dessinée. Un vent frais parfumé au Carambar, à la sardine et à la galéjade a soufflé quand Nini Patalo est arrivée. Cette petite fille pas modèle a fait un vœu: que ses casse-pieds de parents disparaissent. L’étoile du soir l’a exaucé. Livrée à elle-même, la gamine doit se reconstituer une famille. Ce sera, par ordre d’apparition: André le canard, Patalo, un petit monstre violet capable de se transformer en tout ce qui finit en «o», Jean-Pierre, un homme préhistorique cachant un cœur d’or sous des dehors rugueux, Bamba-la-Tigresse, prof de catch, Fritoune, une affectueuse patate radioactive, et même la Mort…

Le dessin est spontané, efficace, les personnages attachants, les histoires désopilantes. La métaphysique se décline au quotidien, l’absurde souffle dru. On lit 1000 Façons de préparer le morse, on guette le putois gonfleur de l’Antarctique, on redoute la Nuit des épluchures vivantes. Et l’on balance des répliques, telle «Tu es le premier canard à t’être pris un homme préhistorique sur la tête», dignes de figurer dans le Manifeste du surréalisme.

Lisa Mandel a le don sacré de l’humour. Elle fait hurler de rire petits et grands avec Nini Patalo ou Eddy Milveux qui poussent la tendance «débilos» jusqu’à l’ébullition poétique. La dessinatrice marseillaise est aussi une femme engagée qui témoigne du monde contemporain dans des travaux sociologiques publiés en blogs et sur papier. Elle enquête sur la pratique de la psychiatrie en France, des années 60 à aujourd’hui dans la série HP (L’Association). Elle s’immerge dans la jungle de Calais (Les Nouvelles de la Jungle de Calais, Casterman) ou dans les écoles au moment de la présidentielle (Prézizidentielle, Casterman).

Lisa Mandel, hôte d’honneur de Delémont’BD, reçoit dans l’atelier qu’elle partage, repas de midi compris, avec d’autres dessinateurs à Marseille, non loin de la gare Saint-Charles. La lumière méditerranéenne qui baigne les pièces hautes est claire et vive comme ses yeux.

«Le Temps»: Y a-t-il eu un moment où vous avez su que vous consacreriez votre vie à la bande dessinée?

Lisa Mandel: D’aussi loin que je me souvienne, j’ai voulu faire de la bande dessinée. J’hésitais entre BD et coiffeuse pour chiens. Le destin a voulu que ce soit la BD… J’ai eu un amour fou pour la bande dessinée avant même de savoir lire. Sur mon premier album de Mafalda, volé à la colocataire de mes parents, j’ai rajouté tous les sourires, car Quino ne dessine pas toujours les bouches. J’adorais les personnages de BD, je m’identifiais beaucoup à eux. Et j’avais aussi un gros besoin de raconter des histoires. Oui, c’est ce qu’on appelle une vocation.

Vous n’avez donc jamais été attirée par l’art?

J’ai pris des cours de dessin, j’ai fait de la peinture à l’huile, du dessin au fusain, de la sculpture pour m’amuser… J’ai expérimenté. Je me suis spécialisée à 15 ans, en entrant dans un lycée technique, puis je suis allée aux Arts déco de Strasbourg, à 18 ans. Comme mon style démontrait déjà que je n’allais pas être une professionnelle de la perspective et de l’hyperréalisme, les profs me conseillaient de faire de l’illustration jeunesse. Car au milieu des années 90, les femmes faisaient de l’illustration jeunesse et les hommes de la BD. Les mentalités en étaient encore là.

Comment ont réagi vos parents quand vous leur avez dit que vous vous destiniez à la bande dessinée?

Ma mère était ravie. Elle vient de ces familles où avoir un métier, quel qu’il soit, est très important. Dessinateur de bande dessinée, si on fait une formation, c’est un vrai métier. Je n’étais pas un génie du dessin, mais ma mère voyait que j’aimais ça, que j’étais une gamine éveillée, que j’avais de bonnes notes. Elle s’est vraiment réjouie pour moi. Elle ne s’est jamais dit «Lisa est bonne à l’école? Il faut qu’elle fasse médecine». Cinquante pour cent de ma réussite professionnelle sont liés à mes parents qui croyaient vachement en moi.

Y a-t-il un premier dessin dans votre existence?

Le plus ancien dont je me souvienne remonte à la maternelle. J’avais dessiné la Fée des dents et un enfant aux dents énormes qui s’envolaient… Plus tard, avec mon frère, après avoir vu Rocky IV, on a dessiné l’histoire d’un gars qui met un pain à un autre et l’autre le lui rend, et il y a du sang partout… Sur de grands formats, on développait des batailles de bateaux pirates, des attaques d’Indiens ou de soldats japonais. Biberonnés à une culture qui n’était pas de notre époque, nous avions des références très années 40, liées au western du samedi soir et à La Dernière Séance d’Eddy Mitchell. On passait des heures à dessiner, on adorait ça. Ma mère voulait toujours qu’on aille jouer dehors. Or, avec le mistral, il était impossible d’y dessiner. Notre première fugue, vers 5-6 ans, c’est parce qu’on ne pouvait pas dessiner au jardin. On est sortis avec nos feutres et nos feuilles pour aller dessiner chez notre propriétaire. On s’est fait intercepter et pourrir parce qu’on était allés sur la route.

Vous avez débuté dans «Tchô!», le magazine de Zep?

Pas exactement… Encore étudiante, j’ai bossé pendant deux ans pour Milan Presse. J’ai énormément dessiné pour des magazines comme Les Clefs de l’actualité junior ou Julie. C’était l’été, tous les illustrateurs étaient en vacances et on m’avait assigné des tâches rébarbatives. Sur les conseils de ma mère, je suis allée voir les rédactions pour leur proposer de bosser à blanc. Mes idées leur ont plu. C’est ainsi que j’ai commencé et j’ai vite été financièrement indépendante. En dernière année des Arts déco, j’étais dans la même classe que Boulet (Raghnarok) qui dessinait déjà pour Tchô! Il m’a incitée à leur soumettre des dessins. Jean-Claude Camano, le rédacteur en chef, m’a dit de proposer un projet d’album. C’était miraculeux. Il avait l’idée que je fasse Titeuf au féminin… Je n’arrivais pas à être dans le registre de Zep qui est assez réaliste, même si ça part un peu en biberine [une confiserie marseillaise], en live quoi. Du coup j’ai proposé Nini Patalo qui n’a rien à voir. Cette fille assez androgyne dans un univers complètement délirant lui a plu. Du coup j’ai fait mon premier album chez Glénat. Quand il est sorti, Les Clefs de l’actualité junior m’ont demandé de penser à une petite série et j’ai fait Eddy Milveux.

C’est Nini Patalo qui vous a lancée?

Oui, elle m’a vraiment ouvert les portes de la BD. Cette série a été lue par Lewis Trondheim ou Dupuy-Berberian qui avaient des enfants en âge de lire ça. Ils m’ont vachement soutenue. Lewis m’a vraiment encouragée. Dupuy et Berberian m’ont parrainée. Grâce à eux, j’ai pu développer des trucs plus adultes. Sfar m’a proposé de faire Princesse aime princesse. Les projets se sont enchaînés et je n’ai plus jamais eu à démarcher. C’est assez extraordinaire. Sans être un cador de la BD, sans être ultra-connue, j’ai toujours eu du travail. Et ça, j’en suis hyper-reconnaissante.

Nini Patalo atteint des sommets d’absurde. Comment fonctionne votre imagination particulièrement délirante?

Euh… Question difficile. Pour aller dans le délire, je suis obligée de me détendre complètement et de laisser agir les personnages. Ça paraît bizarre, mais on n’arrive pas toujours à contrôler ses personnages. En fait, j’aime bien faire des associations approximatives, improbables. Mon humour se base sur le décalage. On prend un truc normal, on rajoute un élément parasite et on attend l’effet papillon. L’anormalité devient la norme. Par exemple, comment réagirions-nous si un extraterrestre s’asseyait à cette table?

Un extraterrestre, c’est relativement banal. En revanche, une patate radioactive qui se prend pour un chien ou des mini-pingouins dans le frigo, c’est déjà plus intriguant…

Ce n’est pas si illogique. Il fait froid dans un frigo. Mon frigo devait être sale. Qu’est-ce qu’il faudrait? De petits pingouins qui le nettoient. J’ai toujours aimé extrapoler. Souvent, en grandissant, on s’empêche de délirer, car on vit dans une société très normative. J’ai réussi à passer entre les gouttes, j’arrive à faire des associations vraiment bizarres.

On peut parler de tout dans la bande dessinée pour les enfants?

Contrairement à Titeuf, qui aborde frontalement la sexualité, je n’ai pas eu envie d’en parler dans Nini Patalo. J’ai juste un peu joué avec le genre ou des relations amoureuses inattendues. Mais on a le droit d’y aller à fond avec les enfants. A Tchô!, la devise était «Soyez honnêtes, essayez de raconter l’histoire qui vous ferait rire vous-mêmes». On peut avoir un humour nul, mais il faut néanmoins faire les choses à 200%.

Nini fréquente la Mort en personne…

Oui. Mais quand la BD a été adaptée en dessins animés, les décideurs n’ont pas voulu du personnage de la Mort – et pas voulu non plus que les parents de Nini disparaissent: ils reviennent dans le générique de fin de chaque épisode. Ça m’a un peu contrariée. Tout le monde s’en fiche des parents de Nini. Et puis elle n’est pas seule, elle a inventé une autre structure familiale. J’adore le personnage de la Mort. Nous vivons tous dans l’angoisse de la mort. Elle est inhérente à l’être humain. Vers 6 ans, j’ai pris conscience que mes parents ne seraient pas là pour toujours. Ça a été très dur, mais toute l’humanité s’est construite sur l’idée qu’on est de passage – qu’il y ait un au-delà ou pas. J’aimais bien l’idée que la Mort souffre de solitude et se cherche des amis. Le personnage est censé être très effrayant mais on peut négocier avec lui. Mettre la mort dans ma bande dessinée fait écho à mes propres angoisses.

Pour le sexe, il faut lire «Super Rainbow» dans lequel l’orgasme provoque des superpouvoirs…

J’ai fait Super Rainbow à l’occasion des 24 Heures de la bande dessinée, à Bruxelles. Le sujet, c’était le cumulonimbus. Je me suis mise en scène avec ma copine de l’époque. Elle a beaucoup ri et demandé une suite. J’ai continué et c’est devenu une autofiction. Je n’allais pas raconter l’histoire d’une personne hétérosexuelle, puisqu’il s’agissait de moi. C’est forcément très LGBT, ça se passe dans un monde où il n’y a quasiment que des lesbiennes et des gays, moins par volonté politique que par envie de rigoler. En rajouter dans le LGBT, c’est très drôle. Je voulais faire un truc heureux et gay en même temps.

Une farce permet de faire passer un message plus facilement qu’un manifeste…

Bien sûr. Ce n’était pas la première fois que je faisais un truc LGBT. La mère d’Eddy Milveux quitte son père pour se mettre avec une femme. Princesse aime princesse est une histoire d’amour entre deux adolescentes. Mon militantisme consiste à normaliser l’homosexualité, à la faire exister dans la BD grand public pour lutter contre l’invisibilité dont nous avons très longtemps été victimes. Il faut des bandes dessinées où l’homosexualité n’est pas centrale, mais juste un fait, une réalité, comme dans la vie. Juste une histoire où il se trouve que les protagonistes peuvent être lesbiennes ou gays.

Vous avez grandi avec les super-héros?

J’ai pas mal lu de Marvel parce que mon plus jeune oncle avait une collection incroyable de BD de super-héros américains. Mais je lisais plutôt Rahan. J’étais plus Pif Gadget, même Mickey. Mon univers était celui de Mickey, de Pif, de Gaston Lagaffe, de tous les classiques: Lucky Luke, Astérix, les Schtroumpfs… Et puis Thorgal qui m’a vachement marquée à l’adolescence. L’histoire de la Patate qui meurt est un hommage à Au-delà des ombres, le premier épisode de Thorgal que j’ai lu. Il essaye de sauver sa femme et marchande avec la Mort. Mais n’ayant guère de talent pour faire de l’heroic fantasy sérieuse, j’en ai fait une blague.

Quand vous ne vous adonnez pas à l’humour, vous produisez des bandes dessinées sociologiques…
Dans les BD sociologiques, que ce soit Les Nouvelles de la Jungle de Calais ou HP, j’essaye de garder une touche humoristique. L’humour aide à soulager des sujets très lourds. A mettre un peu de soleil dans le noir. Après la Jungle, j’ai eu besoin de faire une pause. C’était vraiment violent. Pendant six mois, je suis allée très régulièrement dans la «jungle» de Calais avec la sociologue Yasmine Bouagga, et j’ai été confrontée à des situations humaines traumatisantes. J’ai fini en burn-out. Je dessinais pour Le Monde, tous les jours, parce qu’il y avait urgence à raconter. En ce moment, je travaille sur un livre qui parle des alternatives à l’hospitalisation psychiatrique. Un milieu où il y a beaucoup de détresse humaine. Mes parents étaient très militants. J’ai grandi avec une conscience politique exacerbée. J’ai toujours été scandalisée par l’injustice et la pauvreté. Faire de la BD sociologique est une façon d’être sur le terrain, de témoigner.

Aller sur le terrain permet de sortir de la solitude de la bande dessinée?

Tout à fait. Cela me permet d’aller vers le journalisme, qui m’a toujours passionné. La BD du réel, la BD documentaire est très en vogue. C’est un beau mariage parce que le gros défaut de la BD est de condamner les auteurs à l’isolement. Aller à la rencontre des autres, ça change tout. C’est un grand enrichissement. Par ailleurs, j’ai un problème: à 30 ans, j’ai déclenché une forme d’épilepsie assez rare liée à la lecture. Je ne pouvais plus lire sans convulser. Dix ans plus tard, j’ai développé des stratégies, je peux lire un peu, mais il ne m’est plus possible de passer des heures sur un roman. Avec la BD de journalisme, je rencontre des experts qui remplacent les livres. Cela me sauve de l’impression de devenir inculte.

Votre dessin semble extrêmement spontané. C’est vrai ou il y a du travail derrière?

Non, c’est très spontané, ha ha. Je ne fais pas semblant d’être spontanée après avoir passé cinq heures sur une case. Mon dessin est au service de la narration, il faut que ça aille vite. Et parfois je le regrette. En revanche, sur le scénario, il y a du boulot. Cela dit, le milieu de la BD n’est actuellement pas au meilleur de sa forme. Il faut beaucoup produire pour pouvoir vivre correctement. On est toujours pressé.

L’avenir de la BD, c’est l’électronique ou le papier?

L’électronique. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Le culte de l’objet ne passera pas. On aura toujours envie d’un beau livre avec de belles couleurs. J’achète encore des livres avec dos toilé, mais les infos, je ne les lis plus sur papier. Je suis abonnée au Monde, à Courrier international, à Mediapart, que je lis sur écran. Je n’achète jamais de papier. Ma mentalité a changé. Il y a encore cinq ans, si ma page dans Le Monde ne sortait qu’en numérique, j’étais déçue; aujourd’hui, je me rends compte que la page imprimée ne sera pas forcément plus lue.

Vous êtes l’hôte d’honneur de Delémont’BD. Qu’est-ce que cela implique?

Je suis invitée en grande pompe. Je participe à un workshop pendant une journée avec le collectif La Bûche parce qu’il y a la grève des femmes durant le festival. On va assister à la manifestation, faire un peu de reportage et puis un petit fanzine, et manger plein de fromage. C’est chouette. Il y a une grosse expo qui évoque toute ma carrière. Je suis vraiment heureuse, épatée d’être honorée après Manara, Loisel et Boucq, trois monuments de la BD que je lisais adolescente. Je suis aussi la première femme à être invitée d’honneur. Donc je salue l’effort de Delémont de féminiser le festival.

Vous avez dessiné un bel arc-en-ciel sur l’affiche de Delémont’BD…

C’est le drapeau gay…

Mais pourquoi n’y a-t-il pas de vert à votre arc-en-ciel?

Quoi? Ils m’ont enlevé le vert? Je vérifie l’original [elle cherche dans son téléphone]… Non, il n’y est pas… Je ne peux pas accuser l’imprimeur. C’est très mystérieux. Il n’y a pas de vert. Parce qu’il n’y a pas d’espoir, ha ha ha.

Delémont’BD, du vendredi 14 au dimanche 16 juin. www.delemontbd.ch


Profil

1977 Naissance à Marseille

2003 Premier album de Nini Patalo – Où sont passés mes parents?

2004 Premier album d’Eddy Milveux – Attention, blatte magique!

2006  Libre comme un poney sauvage

2008  Princesse aime princesse

2009  HP

2015  Super Rainbow

2017 Les Nouvelles de la Jungle de Calais, avec Yasmine Bouagga

Prézizidentielle, avec Julie Pagis

2019 Invitée d’honneur de Delémont’BD


Le monde de Lisa Mandel

Lisa Mandel, dessinatrice
(qui ne s’est pas gâtée dans cet autoportrait)

Eddy Milveux,
gosse chanceux

Nini Patalo,
petite fille pas modèle

La Mort

Patalo,
petit monstre métamorphe

Docteur en psychiatrie
(vu dans «HP»)

Francisse, super-héroïne lesbienne
(à l’action dans «Super Rainbow»)

La blatte magique d’Eddy Milveux

André,
le meilleur ami de Nini

Arc-en-ciel LGBT
(il manque le vert…)

Fritoune
la patate mutante

Les deux rats
(cherchent en vain à s’incruster chez Nini)

Immigré et flic à Calais

Mini-pingouins nettoyeurs de frigo