Critique littéraire pour l’hebdomadaire Die Zeit, Iris Radisch occupe une place importante sur la scène culturelle allemande. Aux côtés de Marcel Reich-Ranicki, qui vient de mourir, elle a animé l’émission de télévision Das Literarische Quartett jusqu’à sa fin, en 2001 et produit sa propre émission, le Literaturclub. Auteure de plusieurs essais, membre de jurys littéraires, elle porte sur la vie littéraire un regard d’ensemble.

Samedi Culturel: Iris Radisch, comment qualifieriez-vous la vie littéraire allemande en 2013?

Iris Radisch: Je la vois de manière très positive. La scène littéraire est extrêmement vivante et diversifiée. Là, par exemple, la dernière sélection du Deutscher Buchpreis, le grand prix littéraire en Allemagne, vient de sortir et elle comprend des auteurs très différents et très intéressants.

Quels noms retenez-vous?

Eh bien, parmi les six, au hasard, on trouve Die Sonnenposition de Marion Poschmann, une poétesse à la prose fine et sensible. Et Nichts von euch auf Erden de Reinhard Jirgl, un auteur très original, venu de l’ex-RDA, qui a écrit cette fois un roman d’anticipation, à l’écriture expérimentale. Ou Nie mehr Nacht, de Mirko Bonné, un auteur très francophile, qui a écrit sur les derniers jours de Camus. Et Im Stein de Clemens Meyer, un roman qui apporte un ton très nouveau à la littérature allemande. Il se déroule dans un milieu urbain – prolétaires et délinquants – un peu à la Jean Genet. Sa langue reflète le milieu social dans le lexique et le phrasé, alors que la plupart des auteurs d’aujourd’hui écrivent dans le registre de la classe moyenne dont ils sont issus.

Peut-on déceler des mouvements, comme autrefois le Nouveau Roman en France?

Non, justement. Il y a une grande diversité et on ne peut pas parler d’écoles. Encore que les grands instituts littéraires liés aux universités invitent des écrivains établis à donner des cours d’écriture. Celui de Leipzig est très connu, comme celui de Hildesheim, fondé par le romancier Hanns-Josef Ortheil. On dit parfois que cet enseignement exerce une influence sur le style, un peu comme les cours de creative writing dans les universités américaines, mais on ne peut pas parler d’école esthétique.

L’héritage de l’ex-RDA et la réunification restent-ilsdes thèmes littéraires?

Le passé est toujours très présent dans la littérature. L’engagement d’Ingo Schulze, par exemple, ne se comprend pas autrement que par ses origines à l’Est. Toute l’œuvre de Reinhard Jirgl est également marquée par le passé de l’Allemagne. Une triste nouvelle nous est parvenue le 12 septembre: Erich Loest, une figure importante de la Résistance en RDA, s’est donné la mort à Leipzig. Tous ses livres tournaient autour de cet héritage.

Remarque-t-on un engagement politique chez les écrivains? S’expriment-ils avant les élections de ce week-end?

Oui, l’engagement social et politique refait de plus en plus surface. Ingo Schulze par exemple traite de thèmes sociaux dans ses Simple Stories, dans la tradition de la Nouvelle Gauche des années 1960. Et le couple Eva Menasse et Michael Kumpfmüller renouvelle le modèle de l’écrivain engagé, ils prennent souvent position dans les médias. On entend les écrivains à propos des élections. L’ère des auteurs qui ne s’intéressent à rien d’autre qu’à leur création littéraire est révolue. Un exemple récent: quand le parti Piraten a réclamé le libre accès aux textes sur Internet, Juli Zeh, qui par ailleurs soutient leurs prises de position, a demandé l’adaptation du droit d’auteur aux nouveaux modes de publication. Elle a aussi lancé une pétition adressée au Bundestag qui a recueilli environ 65 000 voix, demandant aussi une meilleure protection des données intellectuelles et individuelles.

Y a-t-il encore des auteurs qui font autorité?

Oui, il y a bien de grandes voix, mais hélas, ce sont toujours les mêmes! (Rires.) A propos de l’affaire Snowden, qui a-t-on entendu à la télévision? Günter Grass! C’est très bien, mais il a largement dépassé les 80 ans. Tout comme Martin Walser ou Hans-Magnus Enzensberger. Ils sont très bons mais on aimerait un peu de renouvellement!

Les journaux allemands sont connus pour le sérieux de leur «feuilleton» (comme on désigne la rubrique culturelle). Les médias jouent-ils encore un rôle important dans la réception de la littérature?

Plus comme autrefois. Les grands journaux, comme la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la Süddeutsche Zeitung, Die Zeit, jouent toujours leur rôle dans le débat intellectuel. Mais leur impact sur le public n’est plus le même, ils ne déclenchent plus des achats massifs. Autrefois, des émissions de télévision comme Das Literarische Quartet, avec Marcel Reich-Ranicki, à laquelle j’ai aussi participé, avaient une réelle influence sur les ventes. Aujourd’hui, l’écart se creuse entre les choix des critiques et la liste des best-sellers. Il est très rare qu’ils coïncident.

Marcel Reich-Ranicki était une figure populaire, il créait la polémique, émettait des avis tranchés qui faisaient la pluie et le beau temps. On le connaissait même en dehors des pays de langue allemande. Y a-t-il aujourd’hui une personnalité de ce type dans le domaine culturel?

Non, une telle personnalité n’est plus imaginable. Sa trajectoire était tellement liée à l’après-guerre, au renouveau de l’Allemagne, au Groupe 47, avec Günter Grass, Ingeborg Bachmann, Uwe Johnson. Un tel vedettariat n’est plus possible aujourd’hui.

Quelle est la situation dans le domaine de l’édition et de la librairie?

Les chiffres de vente des livres sont bons. Il se vend beaucoup de livres, ce n’est pas le problème. Mais, comme partout, les grandes chaînes ont chassé les petites librairies. Dans le domaine de l’édition, c’est le même phénomène: il y a beaucoup de maisons mais en réalité, elles appartiennent à de grands groupes, comme Hanselmann. Les petites maisons encore indépendantes ont beaucoup de peine à subsister, dans des niches. Il en va de même pour les librairies qui proposent de la littérature exigeante. Mais je vois surtout la menace de l’e-book. Pour le moment, c’est encore un marché minuscule, mais quand on voit ce qui se passe aux Etats-Unis, il y a lieu de s’inquiéter pour le sort des éditeurs et des libraires qui travaillent avec le papier.

Connaît-on en Allemagne le phénomène de la rentrée littéraire comme elle existe en France?

Ah non, pas du tout! D’autant plus qu’il n’y a pas non plus cette grande coupure des vacances d’été. L’Allemagne est un Etat fédéral, il n’y a pas ce centralisme français. Il y a des parutions et des manifestations tout au long de l’année.

Les auteurs suisses ou autrichiens sont-ils considérés au même titre que les auteurs allemands?

La nationalité n’est plus un critère. Ce qui compte, c’est la langue, on ne fait pas de distinction, d’autant plus que ces auteurs sont souvent publiés par des maisons sises en Allemagne.

Connaissez-vous aussi le phénomène des auteurs immigrés qui adoptent la langue allemande et apportent leur bagage culturel?

Leur présence est très forte. Des auteurs turcs, comme Feridun Zaimoglu ou Emine Sevi Özdamar, Alina Bronsky, venue de Russie, ou Melinda Nadj Abonji, de la minorité hongroise de Serbie, établie en Suisse, qui a reçu le Deutscher Buchpreis.

Enfin, pouvez-vous me dire pourquoi Michel Houellebecq a un tel succès en Allemagne?

En France aussi, non? Quand ses poèmes sont sortis récemment, on aurait dit qu’il s’agissait d’un nouveau volume de Baudelaire! Bon, je crois qu’il apporte une acuité, une radicalité qui n’existent pas dans la littérature allemande!

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